JUIN - chapitre 1

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Cela fait des années que Colin n'a plus emprunté ce chemin. En passant devant le grand carrousel, il s'est arrêté, et l'a regardé, longtemps. Quand elle était petite, Salomé adorait ce manège. C'était leur tradition du samedi matin. Tous les trois, ils allaient au marché, puis restaient déjeuner en ville, dans une brasserie en hiver, d'un sandwich ou d'une salade en terrasse aux beaux jours, et leur fille avait le droit à du ketchup avec ses frites, parce que c'était un peu la fête. Ensuite, ils rentraient et avant de rejoindre leur voiture, garée au parking souterrain, ils offraient deux tours à Salomé. Deux c'est le nombre parfait, argumentait Colin. Un seul, on n'en profite pas, parce qu'on ne pense qu'à la fin. Deux, ça offre le luxe de jouir du premier tour, parce qu'on sait qu'il y en aura un autre. Trois, c'est mieux alors, objectait Sandrine, son épouse. Non, parce que c'est trop. Dans la démesure, il n'y a plus de plaisir. Elle riait, pas convaincue, mais laissait à son époux et papa poule le choix de gâter leur fille selon son bon vouloir. Deux, c'est le nombre parfait. Ils auraient dû avoir deux enfants. Ils auraient certainement dû avoir deux vies. Ou mieux profiter de la première, ensemble.

On reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait quand il s'en va.

C'est beau mais c'est complètement con. Colin avait conscience de la chance insolente qui lui souriait, il n'a pas attendu de tout perdre pour s'en rendre compte. C'est sa seule consolation, se dire qu'il a pleinement vécu son bonheur en famille.

Colin fait quelques pas, sans quitter le manège des yeux. C'est une belle attraction, aux couleurs pastel. Il s'est passé presque trois ans, mais ce sont toujours les mêmes carrosses un peu défraîchis, les mêmes chevaux de bois, à la peinture écaillée. Pas d'avions, de navettes spatiales aux couleurs criardes, de voitures à gyrophare. C'est un manège à l'ancienne. Salomé aimait les chevaux. Au début, il fallait rester auprès d'elle, parce qu'elle risquait de glisser. Assieds-toi donc dans cette calèche, proposait Sandrine. Mais non, un cheval, toujours un cheval. De préférence un de ceux avec ces selles rose pâle, évidemment. C'est étrange, les selles ne sont jamais rose pâle, normalement. Alors, Colin faisait un tour aussi, debout à côté du pur-sang, et sa fille sur sa monture était presque aussi grande que lui. Il ne la touchait pas, elle refusait, il devait juste se tenir près d'elle, au cas où. Parce qu'un bon papa, ça sert à ça, à protéger ceux qu'il aime.

Comme un automate, hypnotisé par le mouvement, Colin s'installe à la terrasse du café le plus proche. Il commande un expresso. Un café, très serré, s'il vous plaît, demande-t-il en mimant le geste avec son pouce et son index, sans quitter le carrousel des yeux. Il cherche des familles, des gens heureux. Il voudrait aller leur dire, profitez, on croit que c'est éternel, mais si on savait, on s'aimerait davantage. Pourtant il ne dit rien, il déballe le petit sucre, et le plonge dans la tasse que le serveur a posée devant lui. Un sucre entier dans un café si petit, c'est beaucoup. Si on le met debout, il dépasse. Mais c'est comme ça qu'il aime son café. La force et l'amertume, la douceur et la puissance. Colin remue son petit noir, le bois cul sec. Il n'est pas bon. Déception. Il pose deux euros sur la table, et s'en va. Il ne reviendra plus sur cette place.

L'appartement est en désordre. Colin n'aime pas rentrer chez lui. Il sait bien qu'il devrait ranger, faire un peu de ménage, mais c'est au-dessus de ses forces. Des tas de cartons attendent d'être vidés, ou juste ouverts. Il s'assoit sur le vieux canapé de récup', et pioche au hasard un bouquin dans une des boîtes. C'est une BD de Salomé. « Ana Ana », ça s'appelle, l'histoire d'une petite fille avec tous ses doudous, ils font des tas de bêtises. C'est plutôt drôle.

Son téléphone sonne. Il pose l'album, et décroche : sa mère, comme chaque jour. C'est très étrange, il a passé plus de deux ans au Burkina Fasso, et ils ne se téléphonaient que rarement, toutes les deux, trois semaines, et maintenant qu'il vit à trois kilomètres de chez eux, elle se sent obligée de prendre des nouvelles tous les soirs. Elle babille, il l'écoute, les voisines, ton père, la météo, on a eu du soleil enfin, en juin il est temps, et ton appartement, ça avance l'emménagement ? Tu sais, le fils de Jacqueline a changé de télé, il peut te prêter l'ancienne le temps que tu en achètes une. Non, maman, merci. Mais tu fais quoi alors, le soir ? Je lis. Ah. Il y a un blanc, et Colin sait ce qui va suivre. Je suis allée voir Salomé et Sandrine cet après-midi. Le reproche dans la voix est à peine voilé. Elles vont bien ? s'enquiert Colin. Sa mère ne répond pas à sa boutade, ce n'est pas drôle. Tu devrais y aller aussi, insiste-t-elle, elles t'attendent. Je ne pense pas, répond-il, placidement. Tu dois arrêter de t'en vouloir, reprend-elle d'une voix plus douce, et de croire qu'elles sont fâchées contre toi pour ce qui s'est passé. Bonne soirée, maman, je t'embrasse, dit-il en raccrochant. Puisqu'il n'a pas de télévision, ce soir, il va aller au cinéma.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant