Chapitre 20

200 39 40
                                    

Camille avait vingt ans quand elle est devenue tata. Quelle joie, quelle fierté ! Quand elle a découvert sa nièce pour la première fois, Salomé dans les bras de sa maman, son cœur a fondu comme de la glace au chocolat sous le soleil. De temps en temps, elle babysittait le soir, pour que le jeune couple puisse s'offrir un ciné ou un resto en même à tête, et joie suprême, elle avait gardé l'enfant de deux ans une semaine entière, alors que la nounou était malade. Elle la promenait au parc, faisait comme si ce petit trésor, brune comme elle et son père, était sa fille, jouait à la maman.

C'était sa petite chérie. Elle claquait le fric que Colin et Sandrine insistaient pour lui donner lorsqu'elle venait s'occuper de la petite en robes à volants ou baskets de marque, poupées ou trains en bois. Elle l'emmenait au ciné, à la piscine, au musée, traquait les pièces de théâtre ou concerts pour enfants, promettait de l'enlever pour des vacances dès qu'elle serait assez grande pour que ses parents acceptent de la lui confier.

On dit que lorsque des événements bouleversent votre vie, on se souvient du moment de l'annonce pour toujours. Demande en mariage, attentat, réussite à un examen. Ou décès.

Toute sa vie, Camille se souviendrait de cet instant. Lorsque l'accident s'est produit, elle était en mission professionnelle à Montréal. Le premier appel de sa mère datait de quatorze heures trente-quatre, heure locale, mais elle était au boulot, pas question de répondre. Deux, trois appels, et un sms. « Ma chérie, rappelle-moi vite. » Inquiète, elle avait pris une pause dès que possible. Elle était dans ce couloir crème, debout entre la fontaine à eau et la machine à café, quand elle avait entendu sa mère décrocher, les sanglots au bout du fils à la place de la voix joviale habituelle. Son cœur avait raté un battement, et, au moment où elle avait entendu Anouk ânonner ces mots définitifs, il lui semblait qu'il s'était fendu, tant la douleur était intense. A genoux sur la moquette bleu marine, alors qu'elle fixait, entre ses larmes, ses mains aux jointures blanches d'être trop crispées, elle répétait, comme une litanie : ce n'est pas possible, ce n'est pas possible. C'est ce qu'elle se répétait, dans le taxi dans lequel elle avait sauté en quittant le travail, dans son appartement, alors qu'elle jetait quelques vêtements dans une valise, cherchait son passeport, dans l'avion avec une variante ensuite, la première phase de déni passée : Pourquoi ? C'est le genre de choses qui n'arrive qu'aux autres, ça n'aurait pas dû leur arriver à eux.

Elle avait atterri à Paris, pris le TGV en direction de Metz.

Toute sa vie, en pénétrant dans un hall de gare, lui reviendrait la même image : celle de sa mère, maîtresse femme, si forte, mais aujourd'hui toute petite dans son imperméable, les yeux bouffis cachés par une paire de lunettes de soleil, un mouchoir pressé contre sa bouche à l'envers. Elle avait fondu dans ses bras, toutes les deux éclatant en sanglots de concert et les voyageurs les contournaient, mi navrés, mi gênés par ce spectacle de désolation.

Toute sa vie, Camille regretterait de ne pas avoir profité des derniers mois de sa nièce, mais c'est trop tard.

***

Colin est heureux ce matin. Comme prévu, il a terminé hier de remettre en ordre le jardin de sa grand-mère. Il a tout retourné, installé un coin potager, des parterres bientôt fleuris, le tout bien délimité par de jolies pierres. Au fond, il a récuré deux fauteuils en rotins trouvés en brocante, et la table assortie, et pour finir, est allé acheter quelques plantes en pot, qu'il plantera à l'automne. Mamie Jo est ravie d'avoir un espace neuf et propre, et lui a la satisfaction du travail bien fait.

Dès lundi, il retournera à l'école, il aura quatre jours pour finir de préparer la rentrée, rencontrer déjà quelques enseignants qui font comme lui. Mais aujourd'hui, c'est un grand jour. Ses parents sont rentrés de vacances, il déjeune chez eux, et surtout, il va revoir sa petite sœur chérie. Camille, c'est la même que lui. Un peu sa jumelle, malgré les sept ans qui les sépare. Depuis qu'elle a changé d'entreprise, après l'accident, elle bouge beaucoup, comme lui, et accepte toutes les missions internationales. Colin aurait pensé que le traumatisme de Montréal aurait freiné sa bougeotte, mais c'est tout le contraire. Elle a passé neuf mois à Varsovie il y a deux ans, autant de temps à New York l'année suivante, et rentre aujourd'hui après une demi année à Hong Kong. Peut-être que comme lui, cette fuite perpétuelle est une manière de panser ses blessures, il ne sait pas, mais respecte son choix, même si elle lui manque beaucoup.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant