Chapitre 45

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— C'est vraiment un drame social et engagé, tu vas adorer, j'en suis sûr. Tu avais aimé « Moi, Daniel Blake », non ? Moi j'avais adoré... Cette manière qu'il a de filmer l'Homme, on a besoin de ce cinéma qui n'en est pas un... Et là, encore, Ken Loach dénonce les dérives de la société moder... Colin, tu m'écoutes ?

— Hein ? Oui, un drame social, c'est sûr.

— C'est moi ou tu as la tête ailleurs ? Tu ne veux pas aller au ciné ?

— Si, si, et tu te réjouis tant de voir ce film, je m'en voudrais de t'en priver...

— Ah, c'est sûr, d'autant que depuis « Looking for Eric », et même avant si on regarde attentivement...

Le bavardage d'Hugo se poursuit dans le hall du cinéma de quartier, là où ils ont leurs habitudes, continue alors qu'ils avancent vers la salle et même assis sur les strapontins, à voix basse, il n'arrête pas son analyse de la filmographie de Ken Loach. Colin se dit bien que passer deux heures à visionner le dénuement et la misère anglaise avant de rentrer dans son appartement déprimant et occuper le reste de sa nuit à rêver de sa défunte famille, c'est un peu too much, mais c'est le cinéaste favori d'Hugo, alors, il n'a pas eu le cœur de lui refuser cette séance qu'il attendait depuis longtemps.

Heureusement, la voix de son ami s'éteint en même temps que les lumières, et il s'installe confortablement sur son siège, prêt pour son film, et Colin peut enfin laisser ses pensées divaguer. Pourtant, à sa grande surprise, ce n'est pas vers le pôle habituel qu'elles le conduisent, mais vers Ana. Cette rencontre inattendue. Il y a quelque chose qui l'émeut chez elle, la fragilité derrière l'impassibilité, et en même temps, il lui est très reconnaissant de tout ce qu'elle fait pour lui. Il n'avait pas prévu de se confier, ni à elle, ni à personne sur la mort de sa famille, et pourtant, ça lui a fait un bien fou. Comme s'il avait fini de mentir, alors qu'au final, il n'y a qu'elle qui est au courant, le reste des collègues ne sait rien. Mais peut-être qu'elle est la seule qui lui importe, la seule à qui il n'avait plus envie de mentir, la seule qui a su le toucher assez pour qu'il réussisse à avouer la vérité. Ce n'est pas son rayon de soleil, parce qu'Ana n'est pas une femme qui rayonne. Elle est calme, mesurée, assez silencieuse, réservée, parfois un peu froide. Pourtant c'est comme un phare pour lui. Dans l'obscurité, il y a cette lumière, ténue, mais qui l'encourage à croire, les bons jours, qu'il pourra continuer un peu à avancer malgré la nuit. Cette rencontre inespérée.

— Alors, comment t'as trouvé ? interroge Hugo, à peine les lumières rallumées.

Colin se lève, lisse son jean, et attrape sa veste sur le siège voisin.

— Eh bien c'était... très réussi.... Cette manière qu'il a de filmer...

— T'as rien suivi, hein ?

— Non mais j'ai bien dormi.

— Tu ne sais pas ce que tu perds, tant pis pour toi. On va manger quelque chose ?

Alors que les deux hommes traversent la ville en quête d'un restaurant, Hugo, par passion ou punition, continue son monologue de l'aller, et Colin, un peu piteux, laisse son ami parler, tout en sachant qu'il ne lui en tient pas rigueur. Pour lui, voir le film et en parler est tout ce qui importe. Ils finissent par s'attabler dans une pizzeria et le menu offre une diversion bienvenue.

— Je prends un calzone, et toi ?

— Une quatre saisons.

— On se commande du rouge avec ?

— Non merci, pas pour moi.

Hugo baisse la carte des boissons, dévisage son ami.

— Tu ne bois plus d'alcool ? demande-t-il, d'un air suspicieux.

— Si, pourquoi tu dis ça ?

— Parce que toutes les dernières fois qu'on a pris un verre ou dîné ensemble, tu n'as bu que de l'eau.

— Et c'est grave ? rit Colin. Je ne veux pas de rouge parce que je vais prendre une bière, ajoute-t-il prudemment, conscient qu'il vaut mieux faire une entorse au principe de précaution que d'éveiller les soupçons d'Hugo.

— Ah, tu me rassures, j'ai cru que c'était en rapport avec ton séjour en Afrique. Bon, bah je t'accompagne. Ils ont de la Moretti en pression, ça te va ?

La commande passée, Hugo devient plus nerveux. C'est un mauvais moment à passer, mais son statut de meilleur ami ne lui laisse pas le choix. S'il laissait Colin rentrer chez lui sans lui poser la question, il s'en voudrait terriblement. Il ne doit pas écouter la lâcheté qui lui souffle à l'oreille, fais comme si de rien n'était. De toute façon, il connait Colin, et sait que ce dernier attend la question.

— Alors, heu, ça va, c'est pas trop dur... en ce moment ?

Effectivement, Colin se penche un peu sur la table, et murmure :

— En ce moment ? Tu fais allusion au fait que samedi prochain cela fera trois ans que j'ai tué ma femme et ma fille ?

Hugo pâlit. Celle-là, il ne l'avait pas vu venir.

— Arrête Colin, avec cette histoire. Tu sais très bien que tu n'es pas responsable.

— Moi je sais que si, et toi tu ne sais rien. Tu n'étais pas dans cette voiture.

— C'était un accident. Un. Putain. D'accident.

— Peux-tu affirmer que cet accident aurait eu lieu si je n'avais pas été en train de bidouiller le GPS ? Tu sais très bien que si j'avais été concentré sur ma conduite, j'aurais évité le chevreuil, et rien de cela ne serait arrivé.

— On ne peut pas savoir. Personne ne peut savoir.

Le serveur les interrompt, posant sur la table les deux bières, et un petit ramequin de biscuits apéritif. Salomé les adorait, surtout les mini bretzels.

— Tu voudras venir à la maison, pour te changer les idées ? demande très doucement Hugo.

— Non merci, je vois Camille, je pense qu'on passera la journée ensemble, ment Colin.

— D'accord.

Le silence s'installe entre eux, ils boivent, à tour de rôle une gorgée de liquide doré. Hugo consulte son téléphone, pour voir si tout va bien chez lui. Pas de nouvelle, bonne nouvelle. Un geste de plus que je peux m'économiser, pense Colin.

— Alors, pour le prochain ciné, tu sais déjà ce que tu veux aller voir ?

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant