Chapitre 19

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Enfin chez elle. Après cinq semaines d'absence, Ana est heureuse de retrouver son appartement, le calme et la solitude des soirées. Elle a passé de merveilleuses vacances entourée de ses proches, une semaine au top avec son Léo chéri à Amalfi, entre balades et farniente et fiesta, et a retrouvé sa fille toute bronzée après son séjour avec son père.

Mais mine de de rien ça en fait du monde, du bruit, et Ana a hâte de retrouver son canapé, sa chaise longue sur la terrasse avec un bouquin et un verre de vin.

Les deux premiers jours sont consacrés aux rangements du contenu des valises, ménage et courses diverses, puis Xavier récupère sa fille le jeudi soir et le lendemain, Ana se remet au travail, sans entrain. Remettre à jour les progressions, établir de nouveaux projets, échanger mille mails avec Milla, en charge de l'autre CE1 pour se mettre d'accord sur les méthodes de travail, taper liste et étiquettes au nom des nouveaux élèves, préparer la semaine de la rentrée... trop de choses à faire, pas assez de motivation. Elle ne cesse de se lever, boire un verre d'eau, accrocher une lessive, mettre un peu de musique, ah non, ça la déconcentre, et entre chaque vérifie sur l'écran de son téléphone si elle n'a pas une nouvelle notification qui pourrait la distraire un instant de la tâche qui l'attend. Il est seize heures quand elle se décide à faire ce qui lui trotte dans la tête depuis son retour il y a trois jours : envoyer un message à Mehdi.

De Ana : Coucou. Je suis rentrée, Nat est chez son père jusqu'à lundi, si ça te dit.

La réponse arrive presque une heure plus tard.

De M. : Slt. Dispo dimanche soir, sa te va ?

C'est la première fois qu'il ne saute pas sur l'occasion, diffère le moment de se voir. Amère, Ana se demande s'il lui fait payer son refus de sortir, ou si cela annonce le début de la fin, comme elle le redoute depuis quelques semaines.

Elle se confie le soir même à Léo-Paul, dans le bar où elle le rejoint puisqu'elle n'a rien de mieux à faire, et le lendemain à Julie, qu'elle accompagne dans sa traditionnelle sortie au jardin botanique du samedi après-midi, avec les enfants. Ses deux amis sont très différents, un homme, homosexuel et éternel collectionneur de Jules, une femme, mariée et sage mère de famille. Mais les deux sont formels. Ne te plains pas : s'il part, tu l'as cherché.

Un message du jeune homme en début d'après-midi la rassure un peu.

De M. : Tjs ok pour se soir ? kel heure ? Je t'embrasse.

Rassérénée, elle se dépêche de lui répondre.

De Ana : oui, viens quand tu veux.

Elle envoie, se ravise et ouvre un autre message où elle ajoute :

De Ana : Bisous.

Il arrive vers dix-neuf heures, beau, souriant, détendu. Il embrasse Ana sur les joues, comme s'il avait à cœur de lui montrer qu'il accepte cette distance entre eux. Désireuse à son tour de lui faire plaisir, elle se retient de lui sauter dessus et l'invite à s'assoir, lui propose un verre. Il accepte volontiers une bière, elle l'accompagne avec un verre de rosé en l'écoutant lui raconter ses vacances. Au fur et à mesure de son récit, il perd de sa belle assurance habituelle. Ses yeux se baissent ou fuient le regard d'Ana, ses phrases sont ponctuées de silences. La jeune femme n'est pas experte en programmation neuro-linguistique, mais pas stupide non plus, elle sent bien que quelque chose lui échappe. Elle quitte le pouf où elle était assise face à son amant et prend place à côté de lui, saisit sa main. Il se laisse faire, mais au moment où elle tente de l'embrasser, il se recule et murmure :

— Il faut que je te dise un truc...

Résignée, elle se rassoit au fond du canapé.

— Je t'écoute.

— En vacances... au camping... il y avait un groupe de nanas à côté de nous... Et je... suis devenu proche d'une d'entre elles.

Il s'interrompt, cherche une réaction dans les yeux d'Ana. Un mur. D'un geste de la tête, elle l'encourage à continuer son récit.

— On a couché ensemble, plusieurs fois.

— Ce n'est pas un souci, on en a déjà parlé, tu peux faire ce que tu veux.

— Non, tu ne comprends pas, Ana. Elle habite Nancy, on est ensemble et je ne veux pas gâcher mon histoire avec elle. On ne va plus pouvoir se voir.

Sous le choc, Ana opine de la tête. Elle avait imaginé sa rupture avec lui, mais pas de cette manière. Après tout, c'est dans l'ordre des choses, elle savait bien que ça ne durerait pas éternellement, et n'a pas ménagé le jeune homme. N'empêche, c'est dur. Fin d'une belle parenthèse. Au bout d'un long silence, elle se racle la gorge.

— Bien sûr, c'est normal... Merci de ta franchise, et d'avoir eu la correction de venir me le dire ici, au lieu de me larguer par sms.

— Tu m'en veux ?

— Non, pas du tout. Au contraire. Je sais que j'ai été dure avec toi, mais... tu vas me manquer.

— Toi aussi.

Mehdi termine sa bière et repose doucement la bouteille, alors Ana se lève et il l'imite, ils se dirigent tous deux vers la porte d'entrée. La main sur la poignée, Ana murmure :

— Merci Mehdi... tu m'as beaucoup apporté, et j'ai été très heureuse de passer ces moments avec toi.

— Moi aussi Ana. Est-ce que je peux... te serrer dans mes bras ?

Elle hoche la tête avec un sourire et il l'étreint longuement avant de se reculer, presque à regret.

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, à tous les deux. Tu le mérites.

— Merci Ana, la même chose pour toi, je te souhaite de rencontrer quelqu'un qui te rendra heureuse, puisque ça ne peut pas être moi.

Ils se dévisagent un moment et Ana comprend. Puis il secoue la tête.

— Salut, Ana.

— Au revoir Mehdi. Prends soin de toi.

Et il s'en va.

Sur son canapé, Ana boit un, deux, trois verres.

Il s'est sacrifié. Il lui a fait ce cadeau. Il lui a menti pour qu'elle n'ait pas le mauvais rôle. Il savait que tôt ou tard, ça finirait, mais dans son scénario, c'est lui le méchant, c'est lui qui s'en va, elle n'a pas à s'en vouloir, pas à culpabiliser. C'est le plus beau cadeau qu'un homme ne lui ait jamais fait.

Sa tête tourne, elle a trop bu, et rien mangé depuis le déjeuner. Elle a envie de le rappeler. Reviens Mehdi, t'es un chouette gars, viens, je te promets que je vais faire un effort.

Mais même passablement avinée, elle sait que c'est faux. Que jamais elle n'assumera de se promener avec lui, que toujours elle aura honte de son orthographe déplorable, de sa grammaire chaotique. Alors, elle décide de lui faire aussi un beau cadeau. Elle le laisse partir.

Raisonnable. Seule. Triste.

Il y a des adjectifs qui reviennent bien trop souvent.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant