Chapitre 78

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Le jeudi est un jour sans.

Ana le voit immédiatement en arrivant. Colin a les yeux brillants, le teint cireux, la mâchoire crispée.

— Migraine ? articule-t-elle sans le son, en croisant son regard, et il acquiesce d'un mouvement des paupières.

Jusqu'ici, il n'a jamais été victime de crise d'épilepsie au travail, en tout cas, elle n'en a rien su. Mais les migraines semblent devenir de plus en plus fréquentes. L'estomac d'Ana se serre. Il reste deux semaines avant l'IRM, avant le diagnostic, c'est beaucoup trop long.

Elle ne le voit presque pas de tout le reste de la journée. A midi, il ne fait qu'une brève apparition, avant de retourner s'enfermer dans son bureau. Afin d'échapper aux questions ou aux soupçons, il puise dans ses dernières ressources et prend quand même son groupe d'élèves en charge pour le décloisonnement qui prépare la fête des talents. Mais pas question de se rendre à l'aide aux devoirs, c'est au-dessus de ses forces.

Quand Ana frappe à sa porte, vers seize heures trente, il est déjà parti.

L'angoisse l'étreint. Le savoir seul face à la souffrance, la peur qu'il doit éprouver, c'est beaucoup trop dur.

Elle a soudain une idée. Dans le tiroir du bureau, elle fouille jusqu'à tomber sur la pochette où sont rangées les fiches d'urgence. Mais la déception est cruelle. Dans l'enveloppe qu'elle a déchirée il y a quelques mois, la feuille est la même. Avec l'ancienne adresse de Colin donc. Quel imbécile. Voilà plus de deux mois qu'il a déménagé, et il n'a jamais eu l'idée de changer l'adresse. Heureusement que c'est une fiche d'urgence, songe Ana, rageuse.

Un instant, elle hésite. Le numéro de Camille, la sœur de Colin figure en haut de la feuille. Elle pourrait l'appeler, réclamer l'adresse sous un prétexte bidon. Dans sa tête, elle prépare le discours. Il aurait oublié un document important, ne répond pas au téléphone – très plausible le connaissant. Et puis finalement, abandonne. Colin ne serait pas content qu'elle obtienne son adresse de cette façon. Et il ne serait sûrement pas heureux de la voir débarquer chez lui à l'improviste, il le lui avait dit une fois, il y a longtemps, même s'il parlait de l'ancien appartement. Et puis, quand on a la migraine, le mieux c'est d'être tranquille, de rester au calme.

Tant d'arguments légitimes qui pourtant ne suffisent pas à la convaincre qu'elle fait le bon choix, mais tant pis. Elle décide de rentrer sagement chez elle, rongée par l'inquiétude.

C'est la semaine où Nat est chez son père, ce qui n'aide pas Ana à penser à autre chose. Elle songe un moment à appeler Léo pour lui proposer de passer, mais elle sait qu'il lui faudra justifier le fait qu'elle ne boit pas d'alcool, et elle n'est pas encore prête à affronter cette discussion, prévue le surlendemain avec ses deux amis.

Alors elle reste seule sur son canapé, avec de la musique mais sans vin blanc, et quelque part, dans cette situation de stress où il y a un mois elle aurait descendu une bouteille en une demi-heure, elle est drôlement fière de réussir à résister si bien.

Elle joue nerveusement avec son téléphone et s'autorise enfin, après dix-neuf heures, à envoyer un message à Colin.

La réponse ne lui parvient que deux heures plus tard, deux heures au bout desquelles Ana a largement eu le temps de regretter de ne pas avoir enregistré de numéro de Camille Le Guellec, où elle s'est retenue dix fois de ne pas enfiler ses chaussures et son manteau pour filer à l'école le récupérer, où elle a occupé son temps en cherchant de mille façons sur internet comment récupérer les coordonnées de Colin, en vain.

De Colin :

Ça va mieux, ne t'en fais pas. Une bonne nuit et demain je serai parfaitement d'attaque. Merci de veiller sur moi, toujours.

Colin Maillard et chat perchéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant