Au même instant, Chii Kamiaku se redressa d'un bond et poussa un gémissement de douleur. Kishin se releva et se précipita à ses côtés.
— Chii !? Que t'arrive-t-il !?
La jeune femme se jeta dans ses bras et s'agrippa au yukata de son ami.
— Kishin... murmura-t-elle d'un ton apeuré. J'ai si mal... tu crois que je vais mourir ? Je ne veux pas... pas avant que...
Le jeune homme lui prit les mains et les serra contre sa poitrine.
— Non, Chii, tu ne vas pas mourir, fais-moi confiance.
Le corps de la jeune femme se mit à trembler. Ses larmes se changèrent en épaisses coulées de boue mêlée de terre qui glissèrent sur ses joues avant de se répandre sur le sol. Kishin l'attira contre lui et se mit à la bercer pour atténuer ses souffrances.
Chii mordit le tissu du yukata avec rage. Chaque grain de poussière tombant à terre semblait être constitué de ses propres souvenirs. Des images et des voix se succédèrent dans son esprit. Les disputes et les cris incessants de ses géniteurs ; les sourires de Ishi, son seul ami dans le Manoir, les moqueries et les brimades endurées durant toute sa scolarité parce que les autres la savaient différente et ne lui pardonnaient pas ses silences. Un sanglot, plus fort que les précédents, grimpa dans sa gorge et se transforma en une épaisse motte de terre qui éclata sur le parquet souillé en milliers de petits cristaux de poussière.
Elle se revoyait, enfant puis jeune fille, subissant les tortures lubriques de Taiyou. Il lui semblait qu'il se trouvait à nouveau face à elle et que son corps était encore imprégné de cette odeur qui la révulsait. Elle se rappelait ses yeux dorés ; elle se souvenait de ses sourires carnassiers et de ses mains, puissantes et nerveuses, capables d'infliger les pires sévices.
Chii poussa un cri qui n'avait rien d'humain et se mit à rouer le corps ennemi de coups rageurs. Entre ses sanglots, elle hurlait son dégoût et sa colère, depuis trop longtemps contenues. Elle désirait tuer ce corps qui se tenait tout près d'elle. Le corps de son assassin, celui qui avait détruit son enfance et meurtri son âme.
— Je te hais, Taiyou Kamiaku ! Je te hais ! Je te hais !
Ses forces diminuèrent. À bout de souffle, la jeune fille cessa de lutter et fit glisser ses mains sur la poitrine ennemie. Elle posa son front contre le yukata souillé de terre et de larmes. Une main se posa sur son visage et la força à relever la tête. Elle reconnut les yeux noirs et le sourire protecteur de Kishin Akuma. Il la saisit par le menton et approcha ses lèvres des siennes.
— Tu as été très courageuse, Chii, maintenant, c'est terminé, murmura-t-il tout en déposant un timide baiser sur la bouche de la jeune femme.
Chii écarquilla les yeux de stupeur et répondit à ce baiser inattendu.
Une lame invisible entailla sa poitrine. Une terre glaireuse jaillit de la plaie ouverte et se répandit sur les doigts enlacés des deux jeunes gens. Les grains de terre tombés à leurs pieds se rassemblèrent et se changèrent en une adorable petite taupe. L'animal poussa un bâillement. Le curieux kami se redressa avec peine sur ses courtes pattes, ce qui fit sourire Kishin.
— Toi, ne te moque pas ! le menaça Chii un brin vexée.
— Je le trouve presque aussi mignon que toi, chuchota le jeune homme avant de lui effleurer le visage d'une tendre caresse.
Leurs lèvres s'unirent en un second baiser tout aussi intimidé et maladroit que le premier. Le kami leur adressa un dernier regard avant de creuser un trou et disparaître dans le plancher.
Soudain, une lueur étrange s'alluma dans le regard de Kishin Akuma. Son corps se mit à trembler et ses joues prirent une teinte cireuse. Il sentit une étrange chaleur se répandre à travers ses veines. Il repoussa Chii comme pour la protéger des brûlures consumant son corps et se laissa tomber à genoux. Il poussa un cri de souffrance et plaqua ses mains contre ses yeux pour les préserver de la lumière qui lui était devenue intolérable. Chii, passée un court instant de flottement, voulut se raccrocher à lui mais Kishin l'en dissuada.
— Ne t'approche pas de moi ! hurla-t-il d'une voix rauque, qui ne ressemblait en rien à sa voix habituelle. Ne t'approche pas !
La jeune fille voulut répliquer, lui désobéir mais ce qu'elle vit, la pétrifia d'effroi. Sur le visage de Kishin Akuma coulaient à présent des larmes de sang.
Kishin Akuma lui, ne sentait plus la présence de Chii à ses côtés. Il se trouvait à présent dans une salle froide et sinistre, pareille à un tombeau. Réprimant un frisson d'effroi, il s'avança en direction de l'ombre qu'il apercevait non loin de lui.
Son pied heurta un débris. Une pointe de verre effleura son pied qui se mit à saigner. Le jeune homme se pencha et retira le morceau pointu de sa chair avant de continuer sa marche vers la silhouette qui se tenait recroquevillée au sol.
Un courant d'air glacial traversa le tissu de son yukata. Quand il releva la tête, il vit un rayon de lune traverser une baie vitrée brisée et frapper de plein fouet, l'ombre dont il ne parvenait pas à distinguer les contours. La pièce se retrouva inondée par la lumière lunaire. Un sanglot transperça la nuit et là, il les vit enfin. Ce n'était pas une ombre mais deux.
La plus frêle des deux, au flanc ensanglanté, se tenait recroquevillée et haletante auprès d'un autre corps, beaucoup plus imposant, emmitouflée dans un peau de loup.
En tremblant, le jeune homme s'approcha des deux divinités et là, il comprit lorsqu'il vit les yeux clos et le corps ensanglanté de Majinai que celui-ci n'était pas seulement assoupi mais bel et bien mort ! Alors qu'il s'apprêtait à se pencher vers ce cadavre, un grognement sourd figea net son geste. Avec lenteur, il se retourna et vit un homme majestueux, au regard mordoré, qui le fixait d'un œil méprisant. Le dieu féroce poussa un rugissement s'apparentant à un rire de triomphe...
Kishin sentit alors ses forces l'abandonner. La salle autour de lui devint floue.
Quand il ouvrit les yeux, il se tenait allongé sur le tapis de son salon. Chii était agenouillée près de lui et lui passait un gant humide sur le visage pour apaiser sa fièvre. Chii lui sourit avec tendresse, essaya de lui parler mais aucun son ne parvint à franchir ses lèvres.
Des larmes, bien réelles à présent, brillaient dans les yeux de l'héritier des Akuma. Il avait hérité ce pouvoir de percevoir l'avenir. Il avait vu la mort de Ryuji Akuma quelques jours avant que Majinai ne l'assassine ; enfant, il avait vu sa mère périr, dévorée par les crocs acérés de Majinai alors qu'elle donnait le jour à son cadet. La mort de Majinai n'était pas une illusion ! Cela ne pouvait signifier qu'une chose : Kijin allait mourir.
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Majinai
Paranormal" Sang maudit. Ta véritable nature. Ta malédiction." Kijin Akuma s'enfuit du manoir familial, les mains couvertes de sang et l'âme maudite. Après une longue errance, il trouve refuge chez Aisu Kamiaku et ses deux jeunes cousines. L'adolescent ne va...