Majinai

Chapitre 61 : Pactes

Suna pénétra dans la grande salle d'un pas assuré. Taiyou lui tournait le dos, perdu dans la contemplation du jardin. L'adolescent fit quelques pas avant de s'immobiliser. Il fixait la silhouette de son Maître d'un œil nouveau : il lui semblait tellement faible et lâche, ce chef qu'il craignait encore le matin même !

Le jeune homme s'agenouilla, attendant que le Maître ne daigne prendre la parole.

— Ainsi, tu es libre... murmura Taiyou d'une voix ivre de colère, sans se retourner.

Suna se contenta d'acquiescer. Ses poings se crispèrent sur ses genoux. Libre. Il était libre. Il songea à la réaction de Tsuki. Et les autres eux, comment allaient-ils réagir en apprenant cette nouvelle ? Allaient-ils le rejeter ? Seraient-ils jaloux ? Le mépriseraient-ils ? Et Juuki... Comment Juuki pourrait-elle lui pardonner d'avoir obtenu ce qu'elle désirait depuis si longtemps, la fin de cette malédiction ?

Taiyou se retourna vers son ancien maudit. Les deux hommes se dévisagèrent pendant un court instant. Taiyou semblait avoir pris de l'âge en l'espace d'une seule nuit. Une ride soucieuse barrait à présent son front autrefois lisse. Suna crut apercevoir dans la tignasse brune, quelques mèches argentées. Était-ce le signe annonçant le déclin prochain du clan Kamiaku ou n'était-ce qu'une illusion de sa part ?

De son côté, Taiyou scrutait avec attention les traits de l'adolescent. Dans son esprit, jusqu'à ce matin, Suna n'était rien qu'un enfant immature et sans le moindre intérêt. Il croyait avoir à faire à un gamin alors que devant lui, se tenait un homme ! Il se rendait compte à présent, combien le temps lui filait désespérément entre les doigts...

Le Maître s'avança de son pas de félin vers son maudit et l'attrapa par le col de son blouson.

— Comment est-ce possible ! hurla-t-il tout en forçant l'adolescent à se lever.

— Je n'en sais rien, répondit calmement le jeune homme.

Sa voix ne tremblait pas. Taiyou ne l'effrayait plus. Il n'était plus l'égal d'un dieu. Il n'était rien. Rien qu'un homme ! Un homme comme les autres, comme lui, Suna. Ils étaient sur le même pied d'égalité. Devinant les pensées du jeune homme, Taiyou poussa un grognement avant de le repousser brutalement contre le sol.

Suna se dressa sur un coude, Taiyou s'agenouilla face à lui. Ils se lancèrent un regard empli de haine. Le Maître tendit la main vers le visage juvénile et l'effleura de ses doigts. Les temps avaient changé. Il ferma les yeux. Le souvenir d'un jour pluvieux lui revint  en mémoire...

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Depuis toujours, Ishi Kamiaku était le plus secret et discret des Maudits. Il avait été un enfant silencieux, puis un adolescent taciturne, vivant dans un mutisme perpétuel. Il acceptait sans cris, ni larmes et encore moins de plaintes, sa malédiction et l'autorité du Maître. Dans sa famille, on ne parlait jamais, il avait appris à vivre en solitaire, avec pour seule compagnie, celle de sa chère sœur cadette, la plus belle fille du clan Kamiaku, celle dont les grands yeux couleur de terre fascinaient le Maître. Oui, Ishi était d'un naturel docile.

Les larmes de sa cadette, il les comprenait, il les essuyait et les consolait sans aucune révolte dans le regard. Tous ignoraient  que Ishi avait un secret : Tsuki. Encore jeune garçon, son regard avait croisé celui de l'enfant lunaire et depuis, il le protégeait.

Un matin, alors que Ishi entrait à peine dans l'âge adulte, sa vie bascula. Après cette nuit aussi magique que terrifiante, Ishi se retrouva seul, avec Taiyou, dans cette même pièce où se tenait à présent Suna et comme aujourd'hui, le Maître lui tournait le dos.

Le Maître avait toujours inspiré un profond sentiment d'aversion mêlé à de la crainte respectueuse au jeune maudit. Mais ce jour-là, après cette nuit si particulière, pendant laquelle il s'était senti pleinement humain pour la première de sa maudite existence, Ishi voyait Taiyou d'un autre œil : il n'était plus qu'un chef de clan parmi tant d'autres, soumis à ses désirs les plus vils. Un homme normal et non plus une espèce de divinité toute-puissante.