A la lettre

37. Livre ouvert

— C'est plutôt bizarre de faire un détour avant notre soirée du vendredi, lança Allissia en retirant ses chaussures.

— Tant qu'on a des heures en moins, moi ça me va.

Je pris une grande inspiration pour la centième fois. Emotionnellement parlant, je ne savais pas quelle soirée était la pire entre celle-ci et celle de la découverte des lettres. Au moins, seule Séverilla savait, bien que cela demeurait étrange. Elle avait raison quand elle disait que c'était compliqué à cause du fait que je n'avais jamais parlé, mais même si cela expliquait, je ne savais toujours pas si c'était la bonne chose à faire ou pas.

— A quoi tu penses ? Ou plutôt, à qui ?

Allissia jouait des sourcils, un sourire pincé aux lèvres. Je la dévisageai, ne comprenant pas le sous-entendu. 

— Alooooors ? Vous êtes en couple ?

Elle désigna Séverilla et moi. Tout fut plus clair dans mon esprit par rapport à ses agissements étranges. Mais pourquoi nous parler de cela maintenant en particulier ?

— Roh, allez ! Vous êtes clairement en train de flirter ensemble depuis le début de l'année, et vous allez me dire que vous avez toujours rien concrétisé ?

On flirtait ensemble ? Je ne m'étais jamais posé la question, et je n'avais pas cherché à mettre un nom sur notre relation. D'autant plus qu'une partie de moi soupçonnais les lettres d'être responsable de ce rapprochement.

Séverilla tout comme moi, nous nous contentions de suivre le feeling. J'appréciais ces moments passés ensemble et cette complicité qui nous liait ; c'était tout ce qui importait pour moi. Plutôt que de se stresser à rajouter des mots inutiles alors que c'était encore trop tôt pour cela.

— Pourquoi devrait-on concrétiser ? Ce n'est pas parce que tu t'es mise en couple avec Damien au bout d'une semaine que tout le monde doit faire pareil. Ce rythme nous convient très bien, on ne se pose pas de question, on ne se met pas de pression, on suit simplement notre coeur et je ne veux pas changer ça.

— Je suis d'accord.

Elle me fit un petit sourire, l'air soulagée que je dise clairement que je pensais comme elle. Je le lui rendis avec le même sentiment.

— Oui, je sais, chacun son rythme, c'est juste que je trouvais que vous étiez à un point proche de la mise en couple. Après, tant que vous êtes heureuse et que vous êtes pas en mode "non mais elle ne m'aime pas ! Je n'ai aucune chance avec elle, je dois cacher mes sentiments pour préserver notre amitié !".

Allissia se mouva dans tous les sens, mains sur le cœur, jusqu'à tomber à genoux. Ce spectacle m'arracha un petit rire, Allissia était particulière, mais qu'est-ce que je l'aimais.

— Ça ne risque pas d'arriver, ne t'en fais pas, assura Séverilla.

— Pff, t'as pas besoin de faire exprès pour cacher tes sentiments en même temps, rétorqua Illyana.

Séverilla la dévisagea, sourcils froncés, cherchant le sens de ses paroles.

— Je ne cache pas mes sentiments...

— Nous, on arrive à te comprendre parce qu'on te connaît et qu'on a l'habitude et ouais, tu t'es détaché avec nous avec le temps, mais t'es pas la meuf la plus expressive. Des fois, t'as l'air d'un robot.

— Mon visage est comme ça, je n'y peux rien.

Elle abaissa légèrement ses sourcils, l'air vexé. Il était vrai qu'elle n'était pas aussi facile à lire qu'Allissia qui était la définition même du livre ouvert, mais de là à la comparer à un robot, Illyana exagérait un peu. D'autant plus que cela n'avait jamais été un problème. Même si au début je pensais qu'elle me détestait et que chaque mot que je disais ne faisait que m'enfoncer, il en allait de mon interprétation.

Et dans le fond, lorsque l'on ne connaissait pas les gens, n'était-ce pas normal de ne pas réussir à déchiffrer leur sentiment ? Il existait toujours des personnes très expressives, mais décrypter un sentiment ou une pensée pouvait être plus subtile.

— Te vexes pas Sévivi, on t'accepte comme tu es. C'est stylé d'être pote avec un robot, en plus.

— Illyana... soufflai-je.

— C'est bon, j'arrête de faire des remarques sur ta meuf, tu peux ranger tes griffes.

— J'ai vraiment l'air d'un robot ?

Je ne savais pas si c'était parce qu'elle était vexée, mais elle semblait ailleurs. Cherchait-elle dans ses souvenirs afin de vérifier les propos d'Illyana ? Cette remarque semblait l'avoir sincèrement atteinte. Était-ce la lueur de la culpabilité qui brillait dans ses yeux ?

Illyana se mordilla la lèvre, se rendant compte de l'impact de ses mots, essayant de formuler ses pensées, sans jamais lâcher ne serait-ce qu'un son.

— Je suis désolée, Sév', je disais pas ça sérieusement. On appelle ça comment déjà ? Une hypre, hypé, un truc qui finit par bole.

— Une hyperbole ? proposai-je.

— C'est ça ! C'est bien le truc qui dit que t'exagères les trucs ? Donc voilà, je te l'ai dit, c'est pas un problème, je voulais juste faire une blague, je pensais pas que ça t'atteindrait vraiment. 

Séverilla demeura en pleine réflexion, comme si un doute subsistait malgré les paroles d'Illyana.

— Les filles, vous savez que je vous aime ? Même si je ne suis pas très expressive ?

Allissia fut la première à réagir en la serrant dans ses bras. Je la rejoignis aussitôt, sentant les larmes me monter aux yeux. Je n'aimais pas voir Séverilla comme cela. Le fait qu'elle ne soit pas super expressive comme Allissia était loin d'être un problème. Je ne voulais pas qu'elle commence à douter et se dire que de notre point de vue, elle se montrait froide, mauvaise, indifférente, ou qu'importe ce qu'elle pouvait bien penser à cet instant.

Avec un peu plus d'hésitation, Illyana finit aussi par nous imiter, d'une étreinte plus maladroite.

— Je suis désolée. Je ne voulais vraiment pas que tu te sentes mal. 

— T'as pas besoin d'être super méga giga expressive pour qu'on te comprenne !

Je répétai plusieurs fois mes mots, afin de m'assurer de ne pas dire n'importe quoi et empirer la situation.

— T'es une personne incroyable, reste comme tu es. Je ne veux pas que tu te forces et perde ton naturel qui fait tout ton charme. Je t'aime pour ta manière de montrer tes émotions.

Séverilla tressaillit légèrement et je me figeai, de peur d'avoir dit une bêtise. D'autant plus que le silence perdura de longues secondes.

— Merci... Je vous aime tellement les filles...