Ailleurs (2)

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-          Raffael, réveille-toi, me somme la voix de papa à travers mes songes.

Je grogne alors qu'on me secoue légèrement. J'ai envie de repousser cette main qui me tire du sommeil, de l'envoyer paître pour m'assoupir à nouveau, mais je me rends compte au bout de quelques secondes que ma position est loin d'être la plus confortable. Je suis totalement recroquevillé contre la portière, la tête collée sur le carreau de la voiture, et je me suis tellement voûté que j'en ai mal au dos. Je me décolle de la vitre et me masse la joue clignant plusieurs fois des yeux. Il pleut toujours dehors, mais c'est moins l'apocalypse que tout à l'heure.

-          Tu t'es endormi.

Je bâille bruyamment tout en m'étirant les bras et les jambes. Je n'ai pas vraiment la sensation de m'être assez reposé, pourtant si j'ai bien fait le calcul : l'aéroport de San Francisco se trouve à plus d'une heure du village duquel mon père habite. D'ailleurs, j'ai un regard vers sa grande maison, où est accroché tout un tas de luminaire à l'occasion des fêtes de Noël. Des guirlandes sont suspendues sur le toit, les fenêtres et même dans le jardin extérieur aux côtés d'un grand ours polaire et d'un bonhomme de neige en plastique, mais ils sont éteints puisqu'il fait encore jour.

-          Tu pourras monter dans ta chambre pour continuer ta nuit.

Je souffle du nez, presque exaspéré qu'il me prend encore pour un gosse de quinze ans.

-          Je n'ai pas besoin de ta permission pour dormir, je lâche sans réfléchir. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je vais avoir vingt-et-un ans, donc tu peux garder tes phrases toutes pétées de père responsable. Ça ne marche pas avec moi.

Il se raidit à côté de moi et laisse tomber sa main sur son flanc, surpris de mon soudain changement de comportement. Je ne suis pas d'humeur à m'expliquer avec lui, je n'ai pas la moindre envie de lui faire comprendre que son rôle de père, il l'a abandonné en me lâchant comme une pauvre merde. Je pense ce que je dis : ses ordres tout comme ses approbations, il peut les utiliser sur ses fils, mais certainement pas sur moi.

-          C'est vrai, tu as raison, me dit-il en me fixant d'un air coupable, je te prie de m'excuser, Raffael, je ne pensais pas à mal. Je veux bien admettre que je me sois mal exprimé : je t'informe seulement que ta chambre a été préparée et que tout a été mis en ordre pour parer pour ta venue, donc si tu veux dormir, c'est possible. Je sais à quel point treize heures de vol peuvent être harassants.

Son retranchement me prend au dépourvu. Je m'attendais à ce qu'il me réponde du même ton que le mien, mais il n'en est rien. Je reste estomaqué face à ses mots où il admet avoir dépassé une limite avec moi, celle que j'ai fixé depuis douze années. C'est mon père, c'est vrai, une personne légitime pour influencer mon avenir ou me donner des ordres, seulement son départ m'a conforté dans l'idée qu'il ne souhaitait plus avoir affaire à moi et à faire partie de ma vie. Encore aujourd'hui, j'estime que seule maman a ce droit sur moi. Lui ne l'a plus depuis qu'il a quitté le domicile conjugal de son plein gré, et pour la première fois, il comprend ma façon de penser et ne m'embrouille plus pour cette raison.

Il comprend que, quoi qu'il arrive, rien ne sera plus jamais comme avant, même si je parviens à pardonner ses erreurs. J'ai grandi sans lui, je suis un adulte à présent, mais il ne sera plus jamais cette figure parentale que tout enfant a.

C'est triste quand on y pense, mais c'est un fait. Je n'ai pas besoin de me voiler la face pour savoir que le rôle de papa dans ma vie ne signifie plus rien pour moi. Je peux faire des efforts, lui également, cependant, il y aura toujours ce fossé entre nous qui s'est creusé depuis une longue décennie. Le remplir serait une tâche rapidement ardue, même si au fond je sais que si je lui pardonne, le trou sera moins profond que quelques années auparavant. Je me sentirais peut-être moins bizarre à ses côtés, moins troublé, je serais sûrement plus épanoui et allégé, mais ma relation avec lui restera toujours très compliquée, dans la mesure où il ne s'est plus réellement impliqué dans ma vie.

NOUS Au-delà des enviesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant