Il faisait tellement froid ce jour-là. Je me souviens de mes doigts engourdis et rougis que je tentais de dissimuler à l'intérieur des manches de mon manteau trop grand. Je me souviens du nuage gris qui se formait devant moi lorsque je respirais. Je me souviens des boîtes aux lettres enneigées devant lesquelles nous passions. On rentrait d'un concours de musique qui se déroulait dans la salle des fêtes de notre village.
Mais pourquoi n'avais-je pas mes partitions dans les mains ?
Ah oui. C'était papa qui les portait.
Je me vois serrer les dents, en colère. Camille trottinait à côté, son étui de violon à la main. Elle avait remporté le premier prix, évidemment. Elle avait un petit sourire moqueur sur le visage. Je n'aimais pas ce sourire.
Je l'entends encore parler, ne cessant de me lancer des regards en coin."De toute façon, le violon c'est mieux que le piano. C'est plus doux, joli et gracieux. Papa dit que je suis très gracieuse quand j'en joue."
Je me souviens avoir serré les poings. Papa ne me disait jamais ça à moi.
"Et puis regarde, en classe de piano vous êtes quoi ? Cinq, six ? Tandis qu'en violon on est complet. Ça prouve beaucoup de choses".
Elle n'avait que ce mot là à la bouche. Violon, violon, violon.
"Eleonor aussi elle est d'accord, elle m'a dit que le piano c'était moche et trop gros"
Papa et maman rigolaient gaiement derrière nous, ce qui ne faisait qu'accentuer mon amertume.
"Franchement, je ne vois pas pourquoi tu as refusé d'en faire, du violon. Laure elle m'a dit qu'il fallait une certaine beauté pour en jouer. Tu n'étais peut-être pas assez belle."
Mon cerveau surchauffait tant j'étais en rogne. Mes tympans claquaient derrière mes oreilles et mes yeux voyaient rouge.
"Encore aujourd'hui, c'est moi qui ai gagné, mais tu ne sembles toujours pas convaincue."
Je voulais qu'elle se taise.
"Tu verras, plus tard, quand je serais une star, tu seras d'accord pour dire que le violon c'est...
-JE VAIS LE BRULER TON MAUDIT VIOLON ! "
Je me vois la pousser, le lui arracher des mains et m'élancer à toute vitesse. J'avançais dans la neige, le cœur battant à tout rompre. Je n'entendais plus rien, ni les cris hystériques de Camille qui se lançait à ma poursuite, ni les affolements des parents derrière elle. Je ne voulais plus rien entendre. Je voulais qu'ils se taisent tous.
Je me vois m'éloigner le plus vite possible.
Il faisait froid.
Le givre menaçait de me faire glisser à tout moment. Ce dernier avait déjà fait énormément de dégâts sur les routes. Je me souviens être arrivée au bout de la rue. Je me souviens avoir traversé le passage piéton que j'avais maintenant l'habitude d'emprunter, sans regarder si le petit bonhomme était vert. Je me vois atteindre la bordure d'en face.Puis d'un coup, les cris de mes parents atteignirent mes oreilles.
"CAMILLE MARYLOU ARRETEZ VOUS IMMEDIATEMENT !?"
Alors c'est ce que j'ai fait soudain apeurée. Je me suis stoppée dans ma course et me suis retournée.
Mais Camille, elle, ne l'a pas fait.
Elle s'est engagée sur le passage piéton pour me rejoindre sur le trottoir d'en face. Ses yeux me fixaient, rouges, que dis-je noirs de colère. Je croyais qu'elle allait m'étriper. Jamais on ne m'avait regardé d'une telle manière, avec tant de haine.
Elle non plus n'avait probablement pas regardé la couleur du petit bonhomme.Et puis ... boom.
Un boom que je n'avais encore jamais entendu.
Un boom qui me glaça le sang.
Un boom qui me hantera pour le restant de mes jours.
Ça s'est passé en deux secondes de temps.
Mais j'ai tout vu.
J'ai vu le chauffard arriver à grande vitesse. Je l'ai vu ne pas s'arrêter au passage piéton. Je l'ai vu percuter ma sœur. J'ai vu Camille voler dans les airs, ses cheveux blonds au vent telle une colombe dans ce paysage blanchâtres. Je l'ai vu se rétaler sur le sol, quelques mètres plus loin. J'ai vu le sang coulé de son crâne et s'étendre à une vitesse fulgurante sur le béton. J'ai vu le conducteur prendre la fuite mais mon regard s'est concentré sur Camille, immobile.
Mais il n'y avait pas que la vue. Il y avait aussi l'ouïe.
J'ai entendu ses os craquer lorsqu'elle est retombée. J'ai entendu le bruit qu'a fait le boitier du violon que j'avais dans la main, lorsqu'il s'est écrasé au sol. J'ai entendu le hurlement sanglant qu'à pousser ma mère. Je l'ai entendu encore et encore.
J'ai entendu les bruits de pas de mes parents qui accouraient vers le corps figé de ma sœur. J'ai entendu mon père composé un numéro sur son téléphone. J'ai entendu les sanglots étouffés de mes parents. Je les ai entendu chuchoter "ça va aller ma puce", "on est là". Puis j'ai entendu l'ambulance au loin.Je n'ai pas bougé. Du moment où je me suis retournée sous l'ordre de mes parents, au moment où mon père m'a porté jusque dans l'ambulance, je n'ai pas bougé. Je ne me souviens même plus avoir respiré. Je suis restée là, tétanisée, traumatisée.
Je me souviens avoir vu les visages de mes parents baignés de larmes, alors que le mien était sec. Je ne comprenais pas. Pourquoi pleuraient ils ? Et pourquoi moi je ne pleurais pas ?
Puis je me rappelle être entrée dans une salle d'attente et avoir attendue longtemps. Si longtemps.
Mon père faisait les cent pas, ma mère tentait de se calmer.
Assise sur une chaise en plastique peu confortable, je n'ai pas bougé d'un millimètre. Je fixais le sol, incapable de lever la tête.
On a dû attendre des heures. Mais à aucun moment cela m'a paru long. J'aurais pu rester comme ça encore des heures entières, des jours. J'aurai même préféré. Je n'ai pas levé la tête lorsque le médecin a emmené mes parents à l'écart. Je n'ai même pas cherché à les suivre. Je n'ai pas bougé, même lorsque ma mère a crié. Toutes les infirmières autour de moi se sont arrêtées. Tout l'hôpital a retenu son souffle et entendu ses pleurs. Toute ma vie je m'en souviendrai. Je me souviendrai de ce hurlement qui a encore aujourd'hui le don de me hérisser les poils.Je ne me rappelle plus des jours suivants. C'est comme s'ils avaient été effacés. Je les complètement ai oubliés.
Ce dont je me souviens par contre, c'est du jour de l'incinération.
Je ne savais pas ce que ça voulait dire. Maman m'avait pourtant expliqué.
Ce jour-là, j'ai encore attendu un moment dans une salle. Le mot "Morgue" était inscrit sur la porte face à moi. Mes parents m'avaient demandé si je voulais assister à la "crémation". Je n'ai pas compris ce que c'était, alors j'ai refusé. A vrai dire, je ne comprenais plus vraiment ce qu'ils me disaient. Ils me parlaient, mais je refusais peut être d'écouter.Lorsque mes parents m'ont rejoint dans la salle d'attente, ma mère tenait fermement un bocal entre ses doigts. Oh je le reconnais ce bocal ! me suis-je alors dit, c'est celui que Camille a décoré en maternelle, j'ai le même.
Puis on est rentrés à la maison.
Ce soir-là, j'ai fait mon premier cauchemar. Si j'avais su le nombre de fois que ce cauchemar allait me rendre visite, je n'aurais pas été si heureuse de me réveiller. Je revoyais tous. Camille dans les airs ainsi que son corps démembrer se fracasser sur le béton. Je revoyais ses cheveux d'or, éparpillés à terre, se teindre en rouge sanglant.Cette nuit-ci je me suis rendue compte que Camille était morte, et que je n'avais versé aucune larme.
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Twins
Roman pour AdolescentsMarylou n'a jamais vraiment su surmonter la mort de sa sœur jumelle. Cinq ans que Camille est morte, cinq ans que Lou' se sent vide à l'intérieur. Hantée par des souvenirs bien trop limpides, elle peine à remonter la pente. Et ce n'est non pas une...