J'observe mon reflet dans le miroir.-Numéro treize !
Plus que trois.
Je m'asperge le visage d'eau afin de me réveiller et de me redonner de l'énergie. Punaise, pourquoi suis-je aussi stressée ?
Peut-être parce que tu as plus peur de décevoir quelqu'un en particulier plutôt que de te décevoir toi-même.Je m'agrippe des deux mains à la vasque des toilettes. J'ai les jambes en coton et la bouche sèche. Mon corps tout entier tremble de peut. J'entends mon cœur battre à mille à l'heure derrière mes tympans. Je dois me forcer à respirer doucement, correctement, et à intervalles réguliers.
-Numéro quatorze !
J'humidifie une nouvelle fois mon visage.
Je retourne dans les coulisses, ma partition serrée contre ma poitrine. Maintenant que la quasi-totalité des candidats sont passés, je découvre de toute autre personne. Leurs têtes ne sont plus défigurées par le stress. Leurs traits bien qu'encore un peu durs sont plus détendus et leurs visages semblent avoir récupéré leurs couleurs. Certains pleurent, d'autres sourissent. Le tableau est bizarrement agréable à voir.-Numéro seize !
J'ai un mouvement de recul, je n'ai pas entendu l'appel du candidat précédent.
Je me ressaisis et me dirige vers mon interlocuteur, un homme de la maintenance. Ce dernier m'ouvre la porte et je me retrouve maintenant derrière l'un des deux grands rideaux rouges, cachée des spectateurs par les pendrillons opaques. Le quinzième candidat, je présume, entame la dernière partie de sa sonate.
C'est bientôt mon tour.
Mes yeux se perdent dans la salle et je repère mes parents, assis au premier rang du balcon. Je tente de trouver monsieur Thomas, bien que je sois presque aussi aveuglée par les lumières que lorsqu'on se tient sur scène, mais les dernières notes résonnent déjà.Bordel.
Le candidat salue l'assemblée sous les applaudissements du public et se retire dans les coulisses côté cour, en face de celle où je me trouve. L'homme à côté de moi a une main posée sur son oreillette droite, attendant le signal du jury pour me faire entrer.
J'essaye alors de me remémorer tous les conseils de mon professeur. Le positionnement de mes doigts sur le clavier, la pédale, les passements de pouce, les nuances, les changements de tonalités. Le fruit de trois mois de travail. Cependant, ses instructions sont vite évincées par d'autres souvenirs. Des souvenirs plus agréables, plus doux, datant d'il y a presque six ans. Je ferme les yeux et j'arrive à m'y replonger, totalement déconnectée de la réalité. Notre ancienne maison, l'odeur des cookies sortant de four, la chaleur de la cheminée, les bribes de violon provenant de l'étage. Les plis sur mon front s'estompent et mes bras se relâchent. Ma respiration se régule, mais mon cœur ne cesse de s'affoler.
Le gars de la maintenance me sort de ma rêverie en me tapotant l'épaule, signe qu'il est temps pour moi d'y aller.
C'est le moment.
J'avance d'un pas lourd et retombe complètement sur terre lorsque les projecteurs m'aveuglent. Je fixe le piano à queue face à moi, il est somptueux. Lorsque j'arrive à son niveau je me tourne pour faire face à la salle. Je salue le public ainsi que les jurés avant de procéder aux réglages du tabouret. Je repousse le plus loin possible la petite voix de mon esprit qui me dit de m'enfuir en courant, et m'installe. Je baisse les yeux vers mes doigts tremblants et les positionne sur le clavier.
Maintenant je dois me lancer. C'est sans nul doute le pire moment. Alors j'inspire doucement et une odeur de cookies remplit mes narines. J'expire avec la bouche et mes muscles se détendent.C'est le moment.
C'est enfin le moment.
C'est pour toi.
Mais surtout pour moi..."Tu n'es pas seule. Elle est là, avec toi."

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Twins
Teen FictionMarylou n'a jamais vraiment su surmonter la mort de sa sœur jumelle. Cinq ans que Camille est morte, cinq ans que Lou' se sent vide à l'intérieur. Hantée par des souvenirs bien trop limpides, elle peine à remonter la pente. Et ce n'est non pas une...