Chapitre 54

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Ça me fait tout drôle de revenir ici. Nous sommes partis il y a six mois mais j'ai l'impression de ne pas être venue depuis dix ans. Pour autant, mis à part le paysage qui a revêtu sa tenue du printemps que jadis je chérissais, rien n'a réellement changé depuis notre départ.

J'ai vécu seize ans de ma vie dans cet endroit, or je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà arpenté seule et à une heure pareille, les rues de mon village. Tout parait différent dans la nuit. L'église et son incroyable architecture ne parait pas aussi joviale qu'en plein jour et le manque de réverbères rend les rues plus sinistres, plus macabres.

Cependant, la nuit noire ne m'empêche pas de me repérer. Ce village je le connais comme ma poche. Chaque coin de rue est rempli de souvenirs, de bons comme de mauvais. Malgré moi, je suis heureuse d'être de retour ici, dans cette partie de ma vie que je comptais pourtant enterrer en la quittant.
J'ai l'impression d'être un fantôme qui erre dans les allées silencieuses, spectateur de ce qui l'entoure. Personne à l'horizon. Le village n'a pas l'air endormi, il a l'air vide, dépourvu de présence humaine.

Je marche d'un pas rapide en claquant des dents. Malgré l'été qui approche, la brise du soir est encore fraîche dans les environs sur mes bras nus. J'ai déjà perdu les sensations de mes doigts et de mes orteils. Par je ne sais quelle chance, le conducteur du bus ne m'a rien dit lorsque je suis montée. Pourtant je n'ai pas acheté de ticket, faute de sous. Il aurait pu me laisser devant la gare, anéantissant au passage tous mes espoirs. Mais il ne l'a pas fait. Il m'a laissé, ainsi que la dizaine d'ados déchirés, m'installer au fond sans me demander quoi que ce soit.

Le trajet en bus a été des plus pénibles. Deux filles semblaient ne pas s'être rendues compte qu'elles avaient quitté leur soirée et continuaient de chanter à tue-tête des chansons de Rihanna. J'avais peur qu'à tout moment, quelqu'un vomisse ses tripes à l'intérieur. Je suis passée d'un environnement étouffant et bruyant à un vide sombre et silencieux. Le changement est brutal.

Plus je m'approche de ma destination, plus je doute. Et si elle ne me laissait pas entrer ? Non, elle ne ferait jamais ça, elle ne me laisserait pas dormir dehors. Du moins j'espère.

La famille Cooper possède une modeste petite maison en haut du village. Le chemin pour y accéder, je le connais par cœur. Je l'ai emprunté des millions de fois. Mais jamais je n'ai été aussi stressée de m'y rendre. J'ai les jambes en compote. Je suis épuisée d'avoir autant marché, épuisée de cette journée tout court.

Il est presque 4h du matin lorsque j'atteins ma destination. Je souffle de soulagement en découvrant la façade de la maison ainsi que la voiture de Brad Cooper garé devant, signe qu'il y a au moins quelqu'un. Je n'ai aucune envie de passer par la porte d'entrée. Premièrement parce que quiconque trouverait ça louche de sonner à une heure pareille, au point de peut-être ne pas prendre la peine de répondre. Et deuxièmement parce que je n'ai pas envie d'alerter ses parents.

La fenêtre d'Ani se trouve à l'étage. Je me positionne face à cette dernière, attrape un caillou, et le lance sur la vitre. Elle avait l'habitude de faire ça devant chez moi lorsqu'elle revenait de ses nuits de folie ou lorsqu'elle s'engueulait avec ses parents. Tandis que je passais toujours par la voix classique pour aller chez elle.

Tous ces souvenirs me font un réel pincement au cœur. Elle m'a terriblement manqué.

Je sais qu'elle me fait la tête et que je ne devrais pas me pointer chez elle au beau milieu de la nuit. Mais je n'ai qu'elle, ici. Cette prise de conscience me fait grimacer. J'ai passé toute ma vie dans ce village pourtant ici, je n'ai plus qu'elle.

Je loupe de peu ma cible avec le premier caillou. Cependant le deuxième et le troisième arrivent à bonne hauteur. Mais toujours rien.
Est-elle partie ? Ou pire elle dort ?! Et dieu seul sait à quel point cette fille est imperturbable pendant son sommeil.
On est samedi soir. Mais où ai-je la tête ? Elle est probablement sortie et ne risque pas de rentrer avant l'aube. 

Mon désespoir est instantanément chassé lorsqu'une petite lumière jaillie derrière la vitre. Je reprends espoir et lance un quatrième caillou. Suite à ça, la fenêtre s'ouvre.

Sauvée.

-Putain c'est qui encore ?

Sa voix roque me fait l'effet d'un électrochoc. Je n'avais pas entendu sa voix cassée depuis si longtemps. Elle est là, enfin, devant moi, en pyjama girafe. Cette vision me remplit de bonheur et me redonne le sourire.

-C'est moi, répondis je d'une petite voix le plus discrètement possible, afin d'alerter personne.

-Marylou ?

Il est clair que je suis bien la dernière personne qu'elle s'attendait voir.

-Mais, qu'est-ce que tu fous ici ?

-Je peux entrer ? On se les gèle ici.

Elle soupire et semble peser le pour et le contre quelques secondes. Quelques secondes qui me paraissent durer une éternité. Puis finalement, elle quitte la fenêtre et j'entends le verrou de la porte d'entrée s'ouvrir quelques minutes plus tard. Je la vois apparaitre dans l'encadrement de la porte et je ne peux m'empêcher d'accourir pour la prendre dans mes bras. Je la serre de toutes mes forces, m'accrochant à ma dernière bouée de sauvetage. Les larmes me montent aux yeux toutes seules et je me mets à sangloter contre elle. Je hume son odeur, un mélange de fleur d'oranger et de nicotine. Enfin, après tant de mois.
Elle me caresse le dos pour me calmer mais je vois bien qu'elle est crispée, alors je m'éloigne doucement d'elle et m'excuse.

-Mais qu'est-ce que tu fais ici bon sang ? 

Je ne sais absolument pas de quoi j'ai l'air. D'un zombie probablement. Mon maquillage a forcément dû couler et mes cheveux doivent être totalement en bataille. Une épave.
Elle, en revanche, n'a pas changé. Sa longue et fougueuse chevelure ébène lui tombe toujours jusque dans le bas du dos et son piercing au nez est toujours là. Elle se l'était fait l'année dernière, après une énième dispute avec ses parents. Elle savait que ça les rendrait fous de rage, ça n'a pas manqué.

-J'en sais strictement rien.

Je ne sais pas quoi lui dire. Venir ici m'a paru comme la meilleure solution, la seule solution. Mais je n'ose pas lui demander son hospitalité, bien que je n'aie nulle part où dormir d'autre. Je ne sais plus comment m'adresser à elle. J'ai peur que notre complicité se soit envolée. J'ai peur de ne plus la connaitre. Tout comme je suis terrorisée qu'elle ne me reconnaisse pas.

Face à mon embarras, elle soupire et me fait signe de monter dans sa chambre. Merci. Je souffle de soulagement avant de la suivre à l'étage.
Tout est exactement pareil. Des cadres dans l'escalier aux décorations, rien n'a bougé. Cette vision me donne l'impression d'être partie il y a à peine quelques jours, alors que ça fait six longs mois.

Je pénètre dans sa chambre en désordre, constatant qu'elle n'a toujours pas tissé de liens avec le ménage. Elle me fait signe de m'assoir sur son lit et disparait dans le dressing, me laissant le temps de constater ce à quoi j'ai renoncé quelques semaines plus tôt, en refusant par fierté de la rappeler. Elle revient quelques secondes plus tard, un pull et un jogging sous le bras.

-Mets ça, tu es frigorifiée.

Je m'exécute et enfile ses vêtements. Je crois revivre lorsque la douce texture du coton se frotte à ma peau, stoppant net mes tremblements.

Pendant ce temps, elle semble triturer quelque chose sur son bureau avant de venir s'assoir à mes côtés, en gardant tout de même une certaine distance entre nous deux.

-Je suis désolée de débarquer comme ça. Merci de m'accueillir malgré tout.

Je me permets de parler plus fort, sachant que ses parents qui dorment au rez-de-chaussée n'entendront rien.

-Tu es toujours aussi polie.

Je souris timidement, contente qu'elle souhaite tout de même détendre l'atmosphère.

-Bon, plus sérieusement. Qu'est-ce que tu fais là ? répète-t-elle pour la troisième fois de la soirée.

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