Chapitre 66

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—Alors qu'est-ce que tu en as pensé ?

Monsieur Thomas me regarde avec insistance, guettant ma réaction. Nous avons parlé pendant plusieurs minutes de l'ambiance du concours, des prestations des autres candidats mais n'avons toujours pas abordé la mienne.
Ce que j'en ai pensé ?

—Hum, c'était bien je crois.

Plus convaincante tu meurs.
Je me mords l'intérieur de la bouche et enfonce mes mains dans la poche latérale de mon sweat à capuche gris chiné. C'est celui d'Ani.
J'avoue avoir été un peu déçu lorsque monsieur Thomas m'a annoncé, lorsque je me suis installée au tabouret, que nous n'allions pas toucher à une seule touche du piano pendant l'heure. J'avais imaginé autre chose pour mon dernier cours.

—Dans quel sens ?

—D'un point de vue technique, j'ai fait quelques fautes et je crois que j'ai cafouillé avec la pédale.

—Pourquoi toujours relever le négatif ?

Je souris légèrement gênée et baisse la tête. J'ai toujours été très critique envers moi-même en ce qui concerne la musique. Camille jouait si bien. Je refusais d'être à la traine et cherchait toujours a ne serait ce qu'effleurer des doigts sa perfection. Ce n'est que récemment que j'ai compris que la musique ne se résumait pas qu'à cela. Il n'y a pas une bonne manière de jour, mais des milliers. La perfection n'existe pas. Chaque interprétation est singulière et c'est cette diversité qui rend le tout si beau. La musique n'est pas un moule dans lequel on doit se fondre. Etre interprète c'est créer son propre pochoir, dessiner sa propre mélodie. 

—Dis-moi ce que tu as trouvé de bien dans ta représentation.

—Eh bien, j'étais en place, j'ai su rester en rythme.

Il hoche la tête et m'encourage à continuer.

—Je n'ai pas été tétanisé comme je le craignais.

J'avais certes, envie de vomir mes tripes dans les couloirs avant de monter sur scène, mais une fois face au piano, mes doigts se sont arrêtés de trembler et j'ai su sauter le pas. Le plus dur est toujours de commencer à jouer.

—Et qu'est-ce que tu as ressenti ?

Nous y voilà.
La musique est une succession d'émotions et de sentiments. Je ne pense pas qu'il soit possiible de ne rien ressentir lorsque tu entends ou joues un morceau. C'est si personnel, si intime.
C'est pourquoi je ne peux pas lui dire à quel point j'étais soulagée de savoir rejouer du piano et me produire devant un public, après tant de temps d'arrêt. Je ne peux pas lui expliquer à quel point je me suis sentie proche de Camille comme je ne l'ai jamais été, à quel point je sentais sa présence dans le moindre son. Je ne peux pas lui montrer tout ce que je me suis promis en l'espace de ce simple morceau. Je ne peux pas lui prouver à quel point je me suis sentie légère lorsque mes doigts se sont détachés du clavier. Je ne peux pas lui exprimer à quel point j'ai enfin eu l'impression de renouer avec moi même.

—J'ai adoré, dis-je le plus sincèrement possible. Je crois que je n'avais jamais ressenti ça. Il y avait une sorte de feu d'artifice dans mon corps. Je n'ai même pas eu le temps de tout assimiler que le morceau était déjà fini. Tout le stress, l'angoisse et la peur se sont envolés pour ne laisser que de la satisfaction. J'avais oublié tout ce qu'un concours me faisait ressentir.

Monsieur Thomas me regarde avec un petit sourire satisfait, je crois que j'ai bien répondu.

—Donc tu es apte pour en refaire ?

Je n'ai plus besoin de réfléchir. La réponse coule de source.

—Oui.

Avant, j'aurai tout donné pour ne plus jamais remonter sur scène. Maintenant, je veux ressentir de nouveau ce que j'ai ressenti là-bas.

—Donc c'est une riche année qui nous attend à la rentrée, conclut il en se levant.

Un rictus se dessine sur mes lèvres à l'évocation du futur. C'est étrange, d'habitude je refuse d'envisager les années prochaines et préfère me réfugier dans le passé plutôt que de penser à l'avenir. Mais à cet instant, la perspective des prochains mois me fait frémir.

Il se dirige vers la grande armoire dans le coin de la pièce et y inspecte méticuleusement les étagères, à la recherche d'un nouveau morceau. Pendant ce temps, je me laisse bercer par différents sons qui s'échappent des autres salles de classe. C'est dingue de se dire que d'ici quelques jours, cet endroit sera plongé dans un silence profond pendant plus de deux mois. On a du mal à penser qu'un tel bâtiment puisse lui aussi dormir.

—Tu es fière de toi ? me demande t-il, toujours de dos.

Est-ce que pour une fois dans ma vie, je peux m'autoriser à être satisfaite de ce que je fais ? Est-ce que j'ai le droit de flatter mon égo en disant que j'ai assuré ? Oui j'ai complètement le droit.

—Oui très.

Il tourne les talons et pivote face à moi, une vieille partition aux pages jaunies et cornées à la main.

—Alors ce sera du Chopin !

Je rigole légèrement pendant qu'il se dirige vers la porte afin de se rendre dans la salle des profs pour faire une photocopie. Mais avant qu'il disparaisse dans le couloir, il se retourne vers moi.

—Et moi je suis fier de t'avoir comme élève, même si ce n'est pas simple tous les jours.

En effet, monsieur Thomas a trop souvent fait les frais de mes sautes d'humeur et de mon agacement.

—Tu as beaucoup de talent Marylou, continue-t-il, ne laisse personne te faire douter du contraire. Pas même toi.

***

On toque par trois fois à la porte d'entrée. Je me redresse du canapé et accours de manière à ouvrir à nos invités avant mes parents. Cela fait maintenant vingt bonnes minutes que j'arpente le séjour, attentive au moindre bruit. Ma mère est collée à sa cuisine depuis ce matin et je me suis rapidement éclipsée après le petit déjeuner pour ne pas qu'elle me prenne comme assistante.

Je suis anxieuse pour une raison qui m'échappe. Ce n'est qu'un simple repas, s'ils ont accepté l'invitation c'est qu'ils ne m'en veulent pas tant que ça. Non ?

J'ai, la veille, envoyé un bref message dans notre groupe qui jadis était toujours actif. Cela fait maintenant quelques semaines qu'il ne l'est plus. J'ai simplement accompagné mon invitation de l'heure et n'ai rien écrit de plus, bien qu'il m'ait fallu un bon quart d'heure pour choisir ces quelques mots.

Lorsque j'entrouvre la porte, je suis surprise de trouver un Isaac en chemise et une Sam en robe. Merde, j'aurai dû moi aussi faire un effort vestimentaire.

—Vous voilà ! Entrez, je vous en prie, me devance ma mère, un large sourire sur les lèvres

Elle se pousse pour les laisser pénétrer dans la maison et je fais de même. Son regard brulant ne les lâche pas des yeux,  si bien que je toussote pour légèrement détourner son attention. 
Ses yeux passent alors de mes amis à moi et elle me lance un regard réprobateur lorsque ses orifices se baissent vers mes claquettes chaussettes.

Mon père apparait dans les escaliers et je remarque que même mes eux sont habillés convenablement, comme lorsque nous allions chez mes grands-parents le dimanche. Ce détail rend le rendez vous plus formel et je n'aime pas vraiment cela. J'ai l'impression d'assister à mon procès.

Mon père les salue en leur donnant une poignée de main. Ma mère elle, se montre plus affectueuse et les prend dans ses bras tous les deux. Je trouve ce geste un peu trop tactile pour une première rencontre.

—Je suis heureuse que vous ayez pu venir, commence-t-elle en se détachant de l'étreinte de Sam. On va pouvoir faire connaissance dans de meilleures conditions !

Je mérite cette pique. Leur première rencontre a été catastrophique et c'était entièrement ma faute.
J'ai prévenu mes parents que je souhaitais leur parler avant le repas, histoire de le rendre moins insupportable qu'il ne l'est déjà. Repousser l'explication davantage ne servirait à rien. Je n'en ai pas la foi ni la force.

—Je mets le plat au four, il serra près d'ici une trentaine de minutes.

Elle me lance un regard interrogateur, me demandant silencieusement si ce temps suffit. Je lui réponds d'un hochement de tête et entraine mes amis dans l'escalier.

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