Chapitre 2

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J'ouvre difficilement mes paupières, perturbée de ne pas reconnaitre de prime abord où je suis. L'écran de mon téléphone indique neuf heures passé. 

-Hé ho ? prononçais-je de ma voix enrouée du haut des escaliers.

Aucune réponse, j'en déduis que mes parents sont sortis.
 J'aperçois sur le plan de travail un sachet de boulangerie et remercie le ciel de m'avoir donné des parents à la routine très matinale. Après plusieurs tentatives peu concluantes, je trouve enfin le placard à vaisselle et m'installe en silence. J'ai l'habitude de déjeuner seule à vrai dire. J'attrape mon téléphone et remarque l'arrivée d'un nouveau message. Le numéro d'Ani s'affiche sur l'écran. Ani est en quelque sorte ma meilleure amie, ou du moins ce qui s'en rapproche le plus. Je l'ai rencontré lors de mon année de 4e, alors qu'elle emménageait près de chez moi. Bien qu'elle ne soit pas d'une assiduité irréprochable à l'école, on s'est rapidement bien entendues.

Ani est un peu bizarre en soi.
D'apparence et surtout par chez nous, elle n'est pas le genre de fréquentation qu'une mère conseillerait à son enfant. Mais pourtant, ses cheveux noirs de jais, son piercing sur la langue et son style si atypique n'ont jamais effrayé ma mère. Bien au contraire, elle était plutôt contente que je me sois trouvée de la compagnie.

Ani le peppéroni
Alors, elle est comment la mer ?

Son message me surprend. Premièrement parce qu'il est 10h et qu'elle est réveillée, et deuxièmement parce que je n'aurai jamais imaginé qu'elle prenne de mes nouvelles aussi rapidement. Certes nous sommes proches, mais disons qu'Ani est le genre de fille désintéressée et distraite, avec une liste d'amis plus grande que le catalogue des pages jaunes, sans exagération.

Loulou le bambou
Noire de monde. Je n'ai croisé ni mamies ni vaches. Ce n'est pas si mal pour une première approche

Il est vrai que nous n'avons pas énormément de point commun, mais s'il y a bien une chose qui nous a unie dès le début, c'est notre haine envers la campagne et ses champs de blé.

Ani le peppéroni
Pitié reviens me chercher

Je tente de la consolée du mieux que je peux et nous programmons un appel téléphonique dans la semaine. Je souris malgré moi. Elle est la seule chose que j'aurai aimé ne pas quitter. 

 Une fois à l'étage, j'attrape ma trousse de toilette ainsi que les premiers vêtements qui me tombent sous la main et file sous la douche. Je me glisse ensuite dans mes vêtements en regrettant de ne pas les avoir mieux choisis. J'ai déniché ma vieille salopette noire et un affreux pull qui gratte qu'on m'a offert au noël dernier.  Cependant, j'abandonne l'idée de partir à la recherche d'une tenue convenable en me rappelant la pile faramineuse de carton dans ma chambre.
Alors que je relève en un chignon grossier mes cheveux blonds indisciplinés, je me surprends à m'examiner dans le miroir. Mon teint parait bien fade à la lumière artificielle de la glace. Mon père m'a fait don de sa peau de lait pour ainsi dire translucide. Elle contraste avec mes pommettes rosées à longueur de temps que je hais de toute mon âme. Je préfère ressembler à un fantôme que de paraitre rougir en toutes circonstances. Mes deux billes bleus scrutent attentivement le trou sur mon arcade sourcilière gauche. Même si cela fait des années que je l'ai, j'espère toujours que de nouveaux poils vont y pousser un jour. Mes orifices dévient ensuite sur le haut de mon crâne et sur les prémisses d'une petite bosse, conséquence de ma chute d'hier.

Je passe la matinée à m'occuper de ma chambre, du Justin Bieber dans les oreilles. 
Sans commentaires.
Je remplis les étagères de mon imposante bibliothèque, et plie, aussi correctement que j'en suis capable, mes vêtements. Je dépose sur la caisse de résonance de mon piano des fausses plantes ainsi que le violon, à la même place que dans mon ancienne chambre. "le violon" car il ne s'agit pas de mon violon. C'était celui de ma sœur. Quand nos parents nous ont inscrites à la musique, ils se sont mis en tête de nous faire apprendre ces deux instruments de manière à ce que l'on puisse jouer ensemble. Camille était la soliste et j'étais l'accompagnement. 

Elle tenait à ce bout de bois plus qu'à n'importe quoi. Je n'ai pas eu le courage de m'en séparer. J'avais l'impression qu'une partie d'elle se trouvait encore entre les cordes.
J'évite toujours de le regarder trop longtemps, ce objet de malheur réussi encore à me faire monter les larmes aux yeux, même cinq ans après.

Il est 14h lorsque je redescends, le ventre affamé.

-Bonjour ! Tout va bien?

Je ne les ai pas entendu entrer, trop occupé à décorer ma nouvelle parfaite petite chambre.
Mon père lie ce qui semble être un magazine de sport pendant que ma mère surveille la cuisson de je ne sais quoi.

-Nickel, j'ai presque fini de déballer mes cartons.

-On est parti faire des courses, déclare ma mère d'une voie enjouée. On a tout à proximité c'est vraiment formidable ! Je sens qu'on va se plaire ici.

Je ne sais pas qui elle essaye de persuader mais cela ne prend pas chez moi. Je lui répond tout de même d'un sourire forcé en l'écoutant venter l'incroyable choix qu'il y a dans les magasins, à la différence du village dans lequel elle a vécu toute sa vie. 

Après manger, je monte dans ma chambre, enfile une veste et me dirige vers la porte.

-Tiens prend un peu d'argent et pense à repérer l'arrêt de bus.

J'acquiesce, m'empare de l'argent et sort dans cette froide après-midi de janvier. Je me laisse portée au gré de mes envies, sans GPS, dans les rues toutes similaires du lotissement. Je tombe sur le fameux arrêt de bus, même si je doute avoir à l'emprunter souvent. Contrairement à avant, le lycée n'est qu'à un quart d'heure à pied.
Avant. 
Mon cerveau a effectué la transition à une vitesse fulgurante. Il a balayé cet avant du revers de la main en l'espace de quelques heures. L'importance si faible que je porte aux choses est effrayante.

J'atteins facilement le centre-ville bondé. Je n'ai pas l'habitude d'avoir si peu de place sur le trottoir. A vrai dire, je n'ai pas l'habitude de marcher sur un trottoir, n'ayant pas de délimitation entre la route et les champs à la campagne. J'étouffe légèrement.  
Je vagabonde au hasard dans les rues mais un mal de tête pointe le bout de son nez à cause des bruits assourdissants du trafic. Je contourne une grande église pour m'éloigner de toute l'agitation urbaine puis tombe nez à nez devant le conservatoire de musique de la ville. Le grand panneau rouge ne laisse pas de place aux doutes.
Le village d'à côté en avait aussi un quand j'étais petite. J'y ai pris des cours jusqu'à mes onze ans et n'ai, depuis, plus jamais remis les pieds dans ce genre de bâtiment. Poussée par quelque chose d'indescriptible, je monte le perron, pousse la porte et me retrouve dans le hall. Une douce mélodie de flûte traversière résonne à l'étage tandis qu'une femme trimbale une lourde contrebasse d'une salle à l'autre. Je me suis toujours sentie chez moi dans un conservatoire, à ma place. Or ce sentiment m'a quitté il y a déjà bien longtemps. Pourtant, mes pieds refusent de faire demi-tour. 

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