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Leo se leva. La chaise énervée grinça sur le carrelage. La fille en haut blanc l'aperçut et l'appela, mais il traça vers la sortie. Elle le regarda longuement disparaître derrière les battants, puis se retourna vers sa copine, une fille bien rondouillette en chemisier rose, pour lui demander ce qu'elle prenait. Ionel ne comprenait pas la réaction de Leo.

- C'est quoi son problème ?

- La fille au haut blanc, tu oublies. C'est... sa sœur, expliqua Ewen. Sa petite sœur, Ava...

- Sa sœur ? Mais il ne m'en a jamais parlé en deux ans qu'on se connaît !

- Oui, et le connaissant et te connaissant, il aurait sans doute préféré ne jamais t'en parler. Ava est un peu surprotégée, surtout depuis...

Mais les souvenirs pénibles lui plombèrent la langue avant qu'il n'ait le temps de les raconter. Il avait cherché à la hâte une façon d'expliquer l'inexplicable, et même si cette histoire portait tout le poids d'une excuse valable, il ne pouvait l'éventer avec tant de légèreté, quand il n'ignorait pas le traumatisme qu'avaient enduré Ava, Leo, leur père, et même lui, toute la famille, et Molly aussi.

Il se ressouvenait de la manière dont c'était arrivé, une partie de cache-cache dans les bois près de la propriété, comme souvent tous les quatre, ils en faisaient l'été. Ava était toujours la dernière à être trouvée, et ce jour-là, elle ne l'avait jamais été. Kidnappée. Les ravisseurs exigeaient des millions en euros et en litres de sang. Les négociations avaient été entamées, puis silence radio : l'enlèvement s'était éternisé, des jours, des semaines, des mois... On l'avait retrouvée par miracle, prisonnière dans la planque déserte des kidnappeurs, dénutrie mais encore en vie, c'est tout ce qu'Ewen savait.

Le calvaire loin de s'arrêter se poursuivit avec les stigmates psychologiques dont chacun souffrait. Ava surtout s'était renfermée. Leo fut le seul pendant presque un an à pouvoir l'approcher, puis elle était redevenue une fillette à peu près normale comme elle l'était auparavant.

Le père et le frère en revanche ne s'étaient jamais complètement remis de sa disparition et faisaient de sa sécurité une affaire d'État.

Ewen soupira :

- Ava a subi une agression quand nous étions jeunes. Depuis, sa famille ne laisse personne l'approcher avant d'avoir vérifié son background. Pas pour voir si la personne est bien, mais pour trouver la raison pour laquelle elle est un danger...

Il s'interrompit. La fille au haut rose - un corps bien potelé, une tignasse épaisse et blonde comme le blé, et un sourire pétillant de gaieté - venait à leur table. Elle lui dit pour l'embêter :

- Salut beau gosse !

- Salut Molly.

Molly Müller, la fille du docteur Müller, ils se connaissaient depuis des années. Les Müller faisaient partie du clan, même s'ils étaient humains. Son père détournait des poches de sang de l'hôpital pour leur compte, mais Molly l'ignorait complètement. Elle était devenue amie avec Ava à l'école primaire, un peu forcée au début, compte tenu des relations entre leurs parents ; mais pour rester auprès d'Ava toutes ses années, il fallait au moins une sincère amitié.

Ava, c'était tout le contraire de son frère : elle éprouvait pour les autres peu d'intérêt et n'avait besoin que de ses proches pour se sentir entourée. Son kidnapping avait exacerbé son côté renfermé : elle se méfiait des inconnus, abhorrait la foule, n'aimait pas se faire remarquer. Avec elle, Ewen pouvait rester pendant des heures dans une pièce, sans ressentir l'obligation de discuter.

Heureusement, Molly était là : elle parlait pour trois. Tous les quatre avaient passé ensemble leur enfance, puis en secondaire, les choses avaient changé. Leo et Ava s'étaient séparés, et les garçons et les filles étaient partis chacun de leur côté. Leo avait commencé à accroître son cercle de connaissances tandis qu'Ava s'était complètement repliée.

Son isolement aurait été total si Molly n'était pas demeurée à ses côtés. C'était son lien avec le monde, un décodeur entre elle et le reste de l'humanité. Debout, son gobelet de latte à la main, son regard taciturne fixait la porte derrière laquelle Leo avait disparu. Molly s'assit. Ionel se présenta :

- Ionel Constantin, troisième année d'éco.

- Molly Muller, première année de médecine, lui répondit avec un sourire fringant la pimpante blondinette.

- Et toi ?

Ava observa que Molly s'était installée. Elle pencha son épaule. Son sac dégringola nonchalamment le long de son bras jusqu'aux pieds de la table. Elle tira une chaise pour s'asseoir en face de Ionel. Ses yeux, ses immenses iris bleu clair, aussi fixes et aussi vides que ceux d'une poupée, se posèrent sur Ionel. Le pauvre fut pris de vertige et tomba dans le puits sans fond de ses prunelles.

- Ava Van Bloed, première année de bio, répondit-elle d'une voix monocorde.

Ionel sursauta et bafouilla :

- En-enchanté...

La discussion se poursuivit sur leurs premières impressions de l'université. Molly fit seule la conversation aux garçons, puis les filles partirent pour la faculté des sciences. Ionel remontait à peine du précipice où Ava l'avait jeté.

- Je crois que je suis tombé amoureux, balbutia-t-il désorienté.

- T'es masochiste, en fait, railla Ewen.

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant