#30 L'ordre

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Sœur Katrijn épluchait la comptabilité : les donations diminuaient a contrario des dépenses de la congrégation qui ne cessaient d'augmenter . Elle devait trouver des solutions de financement avant le prochain chapitre, démarcher des investisseurs, préparer une collecte de dons, mais elle n'avait pas la tête à cela. Il y avait ces satanées insomnies, bien sûr, qui engourdissait son cerveau, mais ce n'était que la conséquence d'un problème plus vaste, une espèce d'iceberg dont la partie émergée lui donnait de quoi s'occuper en journée, tandis que celle sous l'eau, cachée, inextricable, vicieuse, cauchemardesque, ressurgissait toutes les nuits dès qu'il lui prenait la folle idée de se reposer. Il lui était pénible de rester coincée avec la paperasse quand tous ces fumiers vagabondaient en liberté.

Katrijn avait été une missionnaire innocentiste, dévouée et respectée, mais cela faisait maintenant vingt ans qu'elle avait abandonné le terrain pour rentrer dans les ordres, et avec la cinquantaine et le manque d'activité, son physique ne se prêtait plus à l'emploi. Ses cheveux châtains se cendraient de blanc, ses yeux bleu acier avaient perdu leur éclat aiguisé et s'enterraient sous les valises en plomb de ses paupières. Elle avait perdu quinze kilos depuis la mort de son frère, et n'était plus qu'une grande branche sèche au visage racorni. Qu'elle était loin l'époque où on la surnommait l'Immaculée ! À quoi pouvait-elle encore servir hors des murs de ce couvent ? Elle avait envoyé ses meilleurs éléments pour mener l'opération. Elle devait leur faire confiance, et attendre... attendre qu'ils daignent l'appeler. En une heure, elle avait consulté son portable au moins dix fois, alors que tous ces nouveaux gadgets technologiques l'insupportaient en temps normal.

Enfin, il vibra. Mais ce n'était pas le coup de fil tant espéré, c'était un message de Jo. Cette dernière couvrait une autre mission dans la toundra russe depuis deux mois. Du fait de son absence, elle n'avait pas été tenue informée des récents événements, de la réduction drastique du budget que leur allouait le Saint-Siège, ni même de ce léger incident qui avait mis tout l'Ordre des Innocents du Sang martyr sur les dents. Katrijn savait qu'elle ne pourrait pas le lui cachait éternellement, mais elle avait jugé préférable de le taire pour le moment : Jo était sanguine, et ce n'était certainement pas, elle, sa belle-sœur qui pourrait l'empêcher de faire une bêtise. « La mission s'achevait », lui avait écrit cette dernière, le pouce levé. Elle rentrerait bientôt. Katrijn poussa un profond soupir, quand le téléphone dans sa main vibra de nouveau, et cette fois, de façon continue. Le nom du « boucher » s'affichait sur toute la largeur de l'écran. Katrijn décrocha et le porta à son oreille. La voix caverneuse filtra du haut-parleur :

« C'est moi. On est installé et on a démarré la surveillance. On n'a rien remarqué pour l'instant. C'est plutôt calme : le chef est en voyage pour le moment.

— Vous savez quand il rentrera ?

— Selon un des secrétaires de la boîte, d'ici la fin du mois.

— Restez à l'affût. Il pourrait essayer de se rapprocher des enfants.

— Nous avons ratissé la zone autour de la propriété, mais le chien de garde patrouille. C'est un senseur. Difficile de se rapprocher. Il finira par nous repérer, si ce n'est pas déjà fait.

— Évitez le chien de garde autant que vous pouvez. Mieux vaut rester discret. Personne ne doit pas se douter de notre présence si nous voulons le débusquer, mais il a besoin de sang, de beaucoup de sang. Il finira forcément par se montrer... À soixante-dix ans, il ne peut quand même pas se promener ! Je ne peux pas à croire qu'on l'ait laissé s'échapper. Nous devons au plus vite le retrouver !

— Ne t'inquiète pas. On finira par l'attraper.

— L'attraper ? On devrait le tuer ! rétorqua la moniale avec une haine enragée. Ça fait quinze ans que nous aurions dû le tuer, et maintenant, nous avons un monstre en liberté ! Ce désastre est de notre responsabilité. Trouvez-le et ramenez-le, mort ou vif ! Et s'ils résistent, au moindre problème, on éliminera toute la vermine. Tu m'as comprise ?

— Très bien.

— Alors, ne les lâchez pas d'une semelle. J'attends de vos nouvelles. »

Katrijn raccrocha. Ses phalanges blêmissaient tant elles se serraient autour du téléphone pour le broyer. Elle le relâcha promptement et se rassit d'un bond en arrière dans sa chaise. Comment pouvait-elle espérer tenir Jo sous son contrôle si elle ne parvenait même pas à se contrôler ? Elle devait garder la tête froide. S'il y avait une erreur, ce ne serait pas de son fait. Mais elle ne pouvait s'empêcher de souhaiter que les choses tournent mal. Il n'y avait que dans les situations extrêmes que ce satané chapitre se décidait à bouger. Il lui donnerait le feu vert : elle pourrait prendre, seize ans plus tard, les mesures adaptées pour purger la Batavie de ces parasites, et enfin... oui, enfin ! venger son frère dont le meurtrier trônait, libre et intouchable, juste sous leurs nez depuis toutes ces années.

Je ne pouvais pas penser à une autre chanson pour cette partie, même si ça fait un peu bizarre, du Rammstein pour une congrégation xD... Alors, certes, oui, Rammstein, Rammestad, il y a de l'idée, mais surtout, Engel, c'est... le prénom du frère de Katrijn (et l'époux défunt de Jo, si vous aviez pas compris). 

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