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— Takeda ! On a repéré des gens dans le tunnel ! s'exclama Visser dans le micro déporté de son talkie-walkie. Peut-être des vagabonds... Avez-vous trouvé un passage ?

— Je ne peux pas parler, répondit maître Takeda. Je suis à moto. Les vagabonds ont tué Fred et Leo s'est accroché à leur camion.

— Quoi ?! Quel inconscient ! Tiens-moi informé.

L'équipe de sept hommes menée par Visser progressait sur la bordure bétonnée qui longeait la voie ferrée. Leur cible se situait à environ 200 mètres : trois silhouettes à peine discernables dans les profondeurs mal éclairées. L'une d'elles, la plus imposante, se pencha pour récupérer quelque chose au sol, puis le trio s'enfuit à toutes jambes. L'inspecteur sortit de la poche de son trench-coat des mini-jumelles. Sa course faisait osciller sa vision, cependant il lui semblait que le mastodonte du groupe portait quelque chose sur son dos. Il leur somma de s'arrêter, mais les fuyards l'ignorèrent, alors il se retourna vers ses hommes :

— Ne les laissez pas s'échapper !

La troupe s'élança, le pistolet au poing, tandis qu'il jetait un nouveau coup d'œil dans ses binoculaires et réalisa, à l'instant où l'image disparaissait derrière la colonne armée, que le quelque chose était en fait quelqu'un. Visser, blanc comme un linge, hurla :

— Surtout, ne tirez pas !

Trop tard. Une détonation creva l'air de la cavité.

***

D'un côté, des établissements hôteliers ; de l'autre, le canal ; entre les deux, à peine la place pour le poids lourd de se mouvoir, et avec les noctambules bien décidés à ne pas rentrer avant le dernier tram, impossible pour Ez d'accélérer. Amad sur le siège voisin saignait. Une balle avait transpercé la portière pour venir se loger dans son bras. Par chance, le métal l'avait considérablement freinée, de sorte qu'elle était restée suffisamment en surface pour que le chef des vagabonds puisse l'extraire de sa chair à main nue, en découvrant dans une grimace la pointe de ses grands crocs dorés. Il dénicha un rouleau de papier de toilette au fond de la boîte à gant, et appliqua un chiffonnage de carrés en compresse sur la plaie.

Le camion circulait en plein centre-ville, l'avant écrasé, les phares grillés. Les piétons se retournaient sur son passage, et les véhicules lançaient des appels lumineux alarmés. Un homme se jeta même sur la chaussée l'index pointé vers le haut manquant de se faire renverser, sans le secours de ses amis qui le ramenèrent promptement sur le bas-côté.

— Il nous veut quoi, celui-là ? grogna Amad.

— On dirait qu'il essayait de nous dire quelque chose, opina Ez.

Un bruit sourd sur le toit de l'habitacle répondit à leurs interrogations. Amad et Ez échangèrent des regards d'intelligence, puis le chef des vagabonds leva son calibre .44 à la verticale. L'obus troua la feuille de métal comme une vulgaire feuille de papier. La pointe chromée d'un pistolet surgit en haut du pare-brise et répliqua. La vitre se fragmenta en étoile au point d'impact. Le projectile dévié se ficha dans le cuir du siège passager.

Au même moment, une berline s'inséra dans la rue. Ez pila en poussant des cris de klaxons énervés. Le revolver cracha un second coup en l'air, ratant l'invité surprise qui dégringola de son perchoir. Il se rattrapa de justesse à la visière du toit et mit les pieds sur la grille enfoncée des calandres.

Sa silhouette obscurcit le pare-brise. Ez ne vit plus la route devant lui, seulement cette face de possédé qui le fixait de l'autre côté de la vitre, les yeux écartelés, la bouche étirée jusqu'aux oreilles en un sourire dément. Le sang injectait sa vue, le faisait écumer comme un chien enragé, il avait soif du leur, et le danger au lieu de l'effrayer l'exaltait. Ez n'avait plus en face de lui un jeune homme de vingt ans, mais un démon, un démon dont le regard brûlait du même feu qu'en dix-sept ans, le quinquagénaire n'avait pu oublier.

Il donna de petits coups de volant. Le camion tituba d'un bord à l'autre de la chaussée en poussant des aboiements assourdissants. La voiture devant eux se rangea en face d'une porte cochère. Le forcené valsa sur les flancs du véhicule et s'agrippa au rétroviseur. Les bourrasques le chassaient en arrière. Il luttait pour ne pas lâcher et cherchait de ses jambes sur la carrosserie glissante une surface sur laquelle s'appuyer.

Dans le miroir auquel il se raccrochait, le phare d'une moto brillait. Ez mit les gaz. Le passager clandestin réussit à atteindre la plate-forme stable du marchepied. Le deux-roues ne décollait pas leur arrière-train. Un poids lourd n'avait aucune chance de le semer dans ces rues étranglées, alors que même un vélo, à cette vitesse, aurait pu les doubler. Ils circuleraient mieux une fois le carrefour franchi, quand ils bifurqueraient sur la grande avenue en bordure des quais. Mais avant, ils devaient se débarrasser de l'indésirable qui tentait d'ouvrir la portière.

— Putain ! Il est taré, ce gamin !

Amad se pencha au-dessus d'Ez et tendit son bras armé par la fenêtre, prêt à trépaner le jeune écervelé. Ez lâcha promptement le volant pour dévier le tir.

— Non ! hurla-t-il. C'est l'héritier !

Le camion grimpa à cheval sur le trottoir, Ez contre-braqua pour éviter les piétons et redescendit sur la chaussée. Le poids lourd s'immobilisa comme si de rien n'était pile devant la ligne blanche du feu rouge. Leo lâcha prise au brusque rebond de l'arrêt et atterrit au pied du poteau de signalisation. La moto se parqua sur le bas-côté. Une rapide talonnade déploya la béquille. Son conducteur sauta au sol. Ez redémarra sans attendre le vert, sitôt que le flot d'automobilistes eut traversé et abandonna ses poursuivants au bord de la route.

Leo voulut leur courir après, mais des bras l'entourèrent et le retinrent en arrière.

— Lâche-moi ! Je dois buter ces bâtards !

Sa frustration éclata en sanglots. Le maître raffermit son étreinte et murmura avec douceur :

— Je sais que tu es en colère, mais tu dois te calmer. Visser a localisé un groupe de vagabonds dans les souterrains... Ils ont Ewen.

À ces mots, Leo cessa de s'agiter et la peur fit perdre à son teint les couleurs ardentes que l'action et l'émotion avaient attisées.

— Tu as raison, bredouilla-t-il. Dépêchons-nous d'y retourner.

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant