#28 Le jour d'après (part 2)

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Ewen arpentait les ruelles poussiéreuses du quartier rouge. Il essayait de reconnaître les lieux qu'il avait traversés la veille, mais sous la clarté solaire, le blanc des murs brillait, l'ocre des briques se dorait, le verre des fenêtres miroitait. Même le trottoir scintillait, sous sa pellicule grasse de saleté. Si l'endroit était le même, il devait avoir changé de dimension. Pourtant, l'enseigne en face de lui affichait : « InStore RC ». C'était à cette intersection devant ce magasin que la fille s'était volatilisée.

L'entrée, surélevée par rapport au plan de la route, se faisait par un petit perron escarpé. Il y avait un second escalier, juste à côté, qui conduisait au niveau souterrain : une cave cachée dans le renfoncement voûté de sa bouche. Les affiches de concerts et de rave-party placardées sur la vitrine de la boutique lui obstruaient la vue. Difficile de déterminer avec certitude le genre de magasin que c'était.

Ewen poussa la porte. Un tintement de clochette annonça son entrée. La pièce était en longueur. Des lignes de tubes fluorescents striaient le plafond et faisaient pleuvoir une faible lumière bleue sur des bacs à disques remplis de vinyles au centre de la salle, tandis qu'adossées aux murs, des étagères exposaient des CD de musique rangés par ordre alphabétique. Au fond, le comptoir était désert. Sur son côté, une baie de porte donnait sur une pièce à l'arrière, au-dessus de laquelle un panneau écrit à la peinture annonçait à grand renfort de flèches : « sound system ». Des percussions de batterie s'en échappèrent, des accords simples qui mêlaient les sons métalliques des cymbales aux résonnances des caisses.

Un homme élancé d'une cinquantaine d'années passa brièvement la tête par l'ouverture pour le saluer. D'un style mi-hippie mi-punk, vêtu de jean râpé, l'oreille percée, il arborait des favoris minces, rasés de près, et un catogan gris. Ewen l'entendit crier :

« Ji' ! Client ! »

Ewen fureta, un peu perplexe, entre les rayons. Comment se faisait-il qu'il existe encore au vingt-et-unième siècle des reliques pareilles ? Lui se contentait d'écouter le son que l'algorithme de Spotify lui passait. Les seuls CD qu'il touchait étaient des Blu-ray.

« Je peux vous aider ? »

C'était une voix de femme rauque, pleine de reliefs et de profondeur, une voix de caractère comme il n'en avait jamais entendu, qui passa, à la façon d'un léger grattement d'ongle sur la peau, faisant affleurer une traînée de petits frissons dans son dos.

Ewen se retourna. La personne qui lui faisait face était une jeune Asiatique au teint mat, vraiment pas grande et fluette, avec une tignasse de cheveux secs, frisotants et brun, striée de mèches bleu électrique. Son avant-bras était tatoué, son nez percé, une enfilade d'anneaux remontait son lobe d'oreille et des bagues épaisses à presque tous les doigts armaient ses poings : elle avait un style certain, un peu punk, un peu street, vêtue d'un crop-top anthracite tagué de jets fluo et d'une salopette jean déchirée dont les deux bretelles tombaient sur les côtés. Ewen écarquilla les yeux de surprise en observant ses traits faciaux très typés : yeux bridés, pommettes saillantes, nez aplati ; ses prunelles luisaient comme deux grosses perles noires d'Asie au milieu d'un visage néoténique dont la candeur détonnait complètement dans cet ensemble brut et débraillé. Elle correspondait en tout point à la fille, la vagabonde présumée qui l'avait sauvé.

À la tête qu'elle tirait, encore plus ahurie que la sienne, bouche bée, yeux exorbités, il devinait qu'elle l'avait reconnu également. En revanche, l'expression qu'elle prit, la seconde suivante, dents serrés, sourcils froncés, n'était pas pour le rassurer.

« Toi, t'es le loser d'hier soir ! lui cracha-t-elle au visage. Qu'est-ce que tu fous là ? Est-ce que tu m'as suivie ? Tu ferais mieux d'avoir une putain de réponse convaincante, ou je défonce ta jolie gueule ! Et ce sera bien pire qu'un petit bleu de merde ! »

Ewen pâlit. Il ne brûlait pas d'envie de finir en embrassant le trottoir comme ses deux agresseurs. Il se rendit sur-le-champ, les bras levés :

« J'avoue ! C'est vrai ! Je voulais te retrouver ! Tu as disparu si vite ! Je n'ai pas pu te remercier.

- Alors, c'est fait ! Tu peux te casser maintenant ! »

Elle le poussa en arrière. Son patron repassa la tête par l'embrasure.

« Ji' ? Tout va bien ?

- Ouais, pas de souci, Ez', le monsieur s'est juste perdu dans le coin. Il cherche le musée.

- Ah, encore ? Quand t'as fini, rejoins-nous à l'arrière. Rik veut que tu l'aides à accorder sa gratte.

- Tu ferais mieux de pas recroiser mon chemin », grommela-t-elle en aparté au jeune homme, avant de suivre son patron sous la flèche indiquant « sound system ».

Resté seul au milieu des disques, Ewen balaya la salle du regard. La boutique devait être implantée dans le coin depuis un certain temps, ce qui l'éloignait de la piste des vagabonds arrivés récemment à Rammestad. La fille en revanche était bien celle qui, la veille, avait retrouvé Kob dans le quartier. La prudence lui commandait de s'en aller, maintenant qu'il savait où la retrouver, mais que ferait-il une fois dehors ? Laisser Visser et maître Takeda s'en charger ? Et retourner à sa petite vie tranquille, comme si elle n'avait jamais existé ? Ewen ne parvenait pas à se décider : il resta planté devant les étagères de CD, tandis que son regard flottait au-dessus des albums, ne s'arrêtant que les rares fois où il rencontrait un nom qui lui était familier.

Quelle ne fut pas sa surprise, quand elle revint dans la salle principale et qu'elle retrouva là où elle l'avait laissé ce grand dadais qui, de toute évidence, n'avait bien compris ce qu'il risquait à ne pas l'écouter. Elle le tira furieusement vers elle par le collet et arma son poing métallique à proximité de sa figure.

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