Clan V

#58

Devant le magasin de disques, la place manquait pour se garer : une semi-remorque stationnait le long du trottoir et masquait la façade de l'InStore RC. Ça fourmillait de monde autour, tous affairés. Ewen rangea sa voiture quelques rues plus loin et envoya un message à Rik pour lui signaler son arrivée. Son regard trouva immédiatement Ji'. À l'arrière du poids lourd, portes ouvertes, elle parlait à Uma Baba avec une gestuelle très animée. Mal fagotée, pas peignée, et sans doute pas douchée, vêtue d'un tee-shirt XXL salopé de peinture, et les cheveux tout ébouriffés, ramassés au sommet de son crâne dans une espèce de ridicule petit pompon hirsute, plein d'épis bleus électromagnétiques, elle avait l'air en plein chantier. En l'apercevant, Uma Baba adressa à Ji une œillade équivoque qui la fit aussitôt se retourner.

— Wendel ! s'exclama-t-elle, confuse. Tu arrives tôt !

Elle s'élança à sa rencontre. Ewen s'empressa de se justifier :

— C'est Rik qui m'a demandé de venir...

— On a tout déchargé, déclara Uma Baba en refermant le conteneur.

Elle le salua et s'éclipsa vers l'avant du camion. Ewen demanda surpris :

— Je dérange ?

— Pas du tout !

— Vous avez l'air occupé...

— On déménage du vieux matos.

— Vous semblez débordés. Rik se plaint de manquer de bras.

— Je reconnais qu'on l'a lâché... Viens, je t'emmène le voir.

Elle le prit par la main pour l'entraîner dans la descente de cave, un geste machinal qui rappela à Ewen à quel point ils s'étaient rapprochés, et pendant qu'ils traversaient l'obscurité violette de la galerie, elle s'enquérait :

— T'es venu seul ?

— Ouais.

— T'aurais du ramener ton cousin !

— J'avais pas vraiment envie d'avoir un pote avec moi ce soir...

Ewen s'arrêta et ramena son bras en arrière. Ji' rebondit comme un élastique, et se raidit au contact de la présence masculine. Son souffle titilla les brins électriques qui s'échappaient de son pompon bleu.

— Je n'ai besoin de personne, susurra Ewen, puisque je t'ai, toi...

Un rire nerveux secoua Ji'. Elle bredouilla sans se retourner :

— Dis plutôt que t'as pas d'amis !

À quelques pas, l'ouverture jetait sur eux un rai de clarté. Ewen glissa une main derrière son oreille et ramena son visage vers lui. Ji' pivota d'une petite moitié, et à l'instant où elle daigna lever les yeux pour le regarder, une silhouette éclipsa le jour de l'échappée et les plongea dans l'obscurité.

— Eh bien, qu'est-ce que je vois ? s'exclama, l'homme en s'acheminant dans le goulot enténébré. On galère comme des dingues à tout mettre en place, pendant que mademoiselle prend du bon temps avec son petit-copain !

Ji' fit volte-face en direction de l'arrivant.

— On ne faisait rien du tout ! Et ce n'est pas...

Mais elle fut incapable de prononcer ledit mot, et s'empourpra en bafouillant.

— Hé ! Je m'en fous, moi ! rétorqua Rik. Tu fais ta vie. Mais entre nous, je préfère largement Wendel au petit con de dealer qui te court après !

— Un petit con de dealer qui te court après ? répéta Ewen, intrigué.

— T'inquiète pas ! Contre toi, il a aucune chance !

— T'es pas si débordé, vu que t'as encore le temps de raconter des conneries ! s'énerva la principale intéressée.

— Oh que si ! Et d'ailleurs, j'ai du boulot pour toi aussi !

— Non, moi, je remonte. Mais je finis vite, et descends vous aider.

— Bah, tu ferais mieux de te dépêcher..., lui fit Rik en passant un bras autour des épaules d'Ewen. Parce que Ted va bientôt revenir, et il le trouve... mignon à croquer ! Si tu tardes trop, qui sait ce qui pourrait arriver ?

Ewen se regimba, mais Rik poussa un ricanement de sorcier machiavélique, et Ji' disparut dans le sombre couloir tandis qu'il se faisait emporter.

Dans la grande cavité, tables et sièges avaient été disposés autour d'un vaste espace vierge juste sous la scène : la fosse où les fans les plus enragés et les consommateurs les plus enfiévrés viendraient hurler comme des possédés. Mais en attendant le début du concert, c'était désert : il n'y avait que deux ploucs perchés sur un échafaudage qui se prenaient pour des techniciens lumière.

— Plus haut ! leur cria Rik en traversant le parterre.

Et il ajouta avec un rictus ironique en leur présentant Ewen :

— Je nous ai trouvé de la main-d'œuvre !

— Toutes nos condoléances, saluèrent en chœur les deux acolytes.

Rik bondit sur la scène et rejoignit les coulisses où le bordel de matériel était encore plus en bordel qu'à l'accoutumée.

— Je sais pas ce qu'ils foutent en haut, mais ici, on est grave débordé. La salle est dégueu, on a rien à servir au bar, et on a pas fini d'installer le matériel...

Rik tendit à Ewen un carton à porter, repassa devant les grands rideaux et sauta de l'estrade dans la fosse déserte, les bras chargés.

— Ted doit revenir avec le stock de boissons, moi, je me dépatouille comme je peux avec le câblage son et lumière...

Il récupéra le carton des bras d'Ewen et le déposa sur le comptoir du bar.

— Dans la salle, poursuivit-il en la traversant, on a passé un coup de serpillière, mais faudrait essuyer les tables et les chaises. Quant aux toilettes...

Il ouvrit la porte des sanitaires. L'odeur pestilentielle de déjections et d'eau croupie envahit les narines d'Ewen avant que ses yeux ne constatent le sens artistique douteux des derniers clients. Des petits malins avaient enrubanné les cuvettes de papier toilette que des pisseurs avaient joyeusement arrosé. Les guirlandes avaient séché et s'effritaient en bouloches de cellulose. Rik gloussa :

— On va les laisser à Ez' pour quand il reviendra !