Clan V

#65

Les filles se tenaient les unes aux autres pour ne pas se perdre dans la foule tumultueuse et obscure. Tessa à leur tête leur faisait une brève visite des lieux : les sanitaires, du haut, du bas et de l'entrée, points stratégiques à absolument maîtriser, l'enfilade de chambres avec balcon, à n'ouvrir sous aucun prétexte au risque d'être choqué, la grande salle reconvertie en dancing, avec sa sono et son DJ, et bien sûr, l'immense terrasse avec piscine, où l'on sortait pour se rafraîchir, dans l'eau ou à son bar abondamment ravitaillé.

Un quintuor d'agents de sécurité encadrait la soirée, et ils n'étaient pas de trop vu le monde qu'il y avait. Les fêtes de Kees Köning étaient universellement appréciées au sein de la populace estudiantine, parce qu'il mettait un point d'honneur à ce que tous puissent s'amuser dans un environnement protégé.

Molly raccrochée au bras d'Ava observait sur la table d'un salon d'extérieur la pyramide de bière en boîte, qu'un type empilait, revisitant le grand classique de la tour infernale dans une version plus arrosée. Son œil inquiet mesurait avec une précision arithmétique l'alcoolémie de son sang, et lorsque celui-ci approcha du sommet une canette dont il venait de téter la dernière goutte, son esprit scientifique avait déjà déterminé, selon toutes probabilités, la catastrophe qui allait arriver.

Molly détourna la tête pour ne pas y assister, pile au moment même où celle-ci se produisait, assortie d'un bruit de timbales froissées. Un tonnerre d'applaudissements la crispa. Tout à coup, un troupeau de jeunes, déguisés, complètement éméchés, surgit devant elle en courant et en criant pour se jeter comme des lemmings dans l'eau chlorée.

Les filles s'immobilisèrent pour les laisser passer, avant de redémarrer, direction le bar. Tessa eut à peine fait un pas qu'elle fit repartit en sens inverse. Derrière le flot de gens était apparu un petit groupe qui venait de s'installer avec leurs consommations sur les transats de la piscine.

— Ce sont les colocs de Leo..., bredouilla-t-elle.

Molly scanna la bande : quatre mecs, trois nanas, pas la moindre trace de la personne recherchée ; en revanche, il y avait un beau black baraqué, joueur de basket, les cheveux tressés, qu'elle avait aperçu au gymnase un week-end passé. Un certain Malik, qui avait une copine, quoique ça, ce soit un détail, qui s'oublie vite derrière son imposant torse musclé.

— Leo n'est pas avec eux, lui dit-elle. Par contre, je veux bien que tu nous présentes.

Tessa hésita, cependant Gwen et Isa étaient avec eux, et elle devinait sans peine où l'intérêt de Molly se situait. Cette dernière se jeta à la rencontre de Malik, tandis qu'Aruna s'enquérait de savoir si Ewen viendrait à la soirée.

Ava, derrière, fut presque oubliée. Eddy, le gros nounours en guimauve qui l'avait accueillie à la collocation, bégaya un salut timide et lui offrit de s'asseoir sur la chaise longue qui leur servait de banc. Tout le monde posa sur elle un regard curieux, mais comme Molly était trop occupée à cligner de grands yeux de biche devant Malik, la conversation partit d'un autre côté.

Sven – le hippie maigrelet baba cool en troisième année de philosophie – remarqua les magnifiques motifs ambrés qui ornaient ses mains blanches et potelées, fruit du savoir-faire d'Aruna dans la maîtrise du henné. Ces deux-là s'entendirent tout de suite sur les questions de spiritualité, la médecine ayurvédique, et l'importance de traiter le corporel et incorporel conjointement, théories qui firent grincer les dents de la très rationnelle Molly, laquelle concevait l'esprit uniquement comme l'expression du fonctionnement du cerveau humain.

Ava s'en fichait complètement de leur débat. En revanche, sa migraine était revenue, plus forte que jamais depuis qu'elle avait mis un pied dans cet appartement bruyant et surpeuplé. C'était un sac de nœuds : sonores, lumineuses, thermiques, électromagnétiques, psychiques, toutes ses joyeuses ondes traversaient sa tête de part en part en traversant l'espace autour d'elle dans lequel sa conscience se transcendait. Elle tentait de se souvenir des conseils de maître Antonides pour purger ses pensées, mais elle avait l'impression d'être remplie de tout et n'importe quoi avant d'avoir pu se vider de quoi que ce soit.