#19

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La maison –, huit chambres, quatre suites, diverses grandes pièces, salons, bibliothèque, salle à manger, un véritable hôtel particulier qui avait appartenu à une famille d'aristocrates ruinée, – avait connu des jours plus fastes dans son glorieux passé. Le silence devenu son premier occupant lui donnait des airs de château abandonné. Les propriétaires eux-mêmes n'y pénétraient plus que sur la pointe des pieds, préférant à la porte principale qui ne s'ouvrait plus que pour l'accueil d'éminents invités, utiliser l'entrée secondaire au sous-sol, un petit huis de bois autrefois réservé aux domestiques, donnant directement accès aux cuisines. Aujourd'hui, le personnel de maison était limité, les maîtres dînaient dans le quartier des employés plutôt que dans la somptueuse pièce dédiée qu'on n'osait pas déranger vu qu'il n'y avait personne pour tout nettoyer.

Le ventre de Leo criait famine. Il se rua sur le réfrigérateur, les placards, le congélateur. Vides. Il n'y avait même pas un steak haché, uniquement des bâtonnets de poissons panés et des boîtes de petits pois : le genre de repas que prenait Ava. Leo mit à cuire un demi-paquet de poissons panés, mais pas de petits pois : il avait faim, mais pas à ce point-là.

Lorsqu'Ava pénétra dans la cuisine, il était à table. Elle s'était douchée et changée : mini short et débardeur blanc, pas de sous-vêtements, sa tenue habituelle pour dormir en été, franchement plus sexy que tout ce qu'elle arborait en journée, dont il était le seul à pouvoir profiter. C'était un des plaisirs empoisonnés qu'il avait à rentrer. Elle ouvrit le réfrigérateur et se servit un verre de lait, puis s'assit à table, les pieds sur le bord de chaise. Le niveau du lait descendait par petites gorgées plus lentement qu'il n'avalait ses bâtonnets en trois bouchées. Leo attrapa une nectarine et la coupa en quartier. Une légère étincelle passa dans le regard morne de sa sœur au moment où il engloutit une lamelle.

— Tu en veux ? lui demanda-t-il tandis qu'il en tranchait une nouvelle.

— Merci, répondit-elle en la prenant.

— Tu veux que je te prépare une nectarine ?

— Non, c'est bon, merci.

— Tu préfères taper dans la mienne, c'est meilleur, hein ? Sale môme ! 

Leo lui pinça le nez, Ava pesta doucement. Il ne coupait pas les fruits pour lui, mais pour elle, comme leur père le faisait quand ils étaient petits. Ava avait grandi, surtout physiquement, car sur beaucoup de points, elle était encore enfant. Il entama une seconde nectarine, puis lorsque vint le moment de débarrasser, elle prit son assiette souillée et la posa dans l'évier.

— Laisse, je vais faire la vaisselle. 

Elle ouvrit le robinet.

— Pourquoi tu ne mets pas dans le lave-vaisselle ? demanda-t-il en s'adossant au plan de travail. Si tu la fais à la main, à quoi il sert ?

— Papa n'est pas là et je ne mange pas souvent ici, la vaisselle risque de moisir dans le lave-vaisselle avant qu'il ne soit rempli.

— Tu devrais te prendre une chambre universitaire au lieu de rentrer tous les soirs.

— T'es drôle. Qui vivra ici si je suis plus là ?

— Mais je m'inquiète tout le temps quand t'es seule ici...

— T'as des façons bizarres de le montrer...

Lui qui n'était là que les week-ends où il n'avait rien de prévu avec sa bande d'amis.

— Pourtant, je pense souvent à toi.

Leo se glissa dans son dos et l'entoura de ses bras. Ava se laissa faire, même si elle détestait le contact physique. Elle était tolérante avec lui, bien plus qu'avec n'importe qui. C'était elle, parfois, qui le recherchait, pour retrouver un peu de cette relation quasi fusionnelle qu'ils avaient partagée. Leo en profitait toujours avec un froissement au cœur : ces étreintes n'avaient pas une signification identique pour elle que pour lui.

— C'était qui le garçon avec toi ?

— C'est important ?

— Très.

— Un camarade de classe. Il s'appelle Marius Van Hout.

— Un camarade de classe, rien de plus ?

— Rien de plus, oui, pourquoi ?

— Je ne sais pas. Un petit-ami peut-être ? 

Ava rouvrit le robinet et rinça la vaisselle. Elle s'agaçait. Leo l'empêchait de finir rapidement, et son poids sur ses épaules commençait à lui peser. Pourquoi devenait-il si collant dès qu'ils étaient seuls à la maison, alors qu'il l'ignorait dès qu'il franchissait le portail de la propriété ?

— Tu es comme Molly. Tu imagines des relations amoureuses partout. Je ne le vois pas comme ça, et il ne me voie comme ça non plus.

— Tant mieux, soupira Leo. Je ne veux pas te partager. 

La boule dans son ventre se pressa, et le pressa contre elle. Il fallait que ça sorte :

— Je t'aime Ava. 

Elle ferma le robinet et déposa l'assiette sur l'égouttoir. Pendant quelques secondes, elle resta silencieuse, sans bouger, puis elle répondit d'un ton glacé :

— Et moi, j'ai horreur des types qui ne disent pas bonjour quand je les croise sur le campus. 

Elle secoua les épaules pour se dégager de son étreinte, raccrocha le torchon à main et quitta la cuisine. Elle venait de le jeter pour la énième fois. Il ne comptait plus à ce stade-là. En même temps, il l'avait cherché, à lui déballer comme un cheveu sur la soupe, ce qu'il éprouvait. Que pouvait-il bien espérer ? Ce n'était pas le genre de chose qu'elle était en mesure d'écouter, pas plus qu'il n'était en mesure d'assumer, mais de temps à autre, il n'arrivait pas se retenir, il fallait qu'il l'ouvre à tout prix, à croire qu'il était masochiste ; alors, il continuait de se prendre des vents, des râteaux, des pics à glace qui lui laissaient le cœur en morceaux.

Leo essuya la table d'un coup d'éponge et remonta à son tour au premier étage. Sa chambre était contigüe à celle d'Ava. Toutes deux donnaient sur le même balcon au-dessus des jardins flamands. C'était chacune de grandes pièces, de petits studios à elles seules, avec un espace salon, bureau, placards et lit.

Leo trouva ses draps défaits, un paquet de crackers entamé sur la table de chevet. La femme de ménage passait régulièrement pour nettoyer. Le désordre ne datait pas de plus de deux jours. Ava investissait sa chambre sous prétexte de profiter du poste de télévision. Il lui avait proposé de lui offrir le sien, mais elle avait toujours refusé, pour conserver le plaisir bien supérieur de s'incruster dans ses quartiers. Ava avait cette fâcheuse habitude même quand il était présent, la différence c'est qu'elle s'endormait dans son lit quand il était absent. Il n'avait aucun moyen de le prouver, et elle faisait l'innocente. Cependant, il le savait, il n'avait qu'à se coucher pour sentir qu'elle avait mangé, transpiré, ronflé dans ces draps où lui avait l'habitude de se masturber. Ce n'était pas faute de lui répéter de ne pas squatter sa chambre dès qu'il avait le dos tourné. Sérieux, elle abusait... 

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant