#42 Sang clandestin (part 1)

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La voiture immobilisée au feu n'avançait pas aussi vite qu'elle ne le voulait. Ses pieds impatients frappaient le sol de l'habitacle pour l'inciter à redémarrer. Ji' n'attendit pas qu'Ewen se soit garé pour bondir hors du véhicule. Un petit attroupement s'agitait devant le magasin de disques. Ez' était au milieu, entouré d'Uma Baba, et de quelques vieux dépenaillés qui tentaient de le retenir.

« Lâchez-moi ! leur cria-t-il. Je dois y aller !

— Calme-toi ! intervint Uma Baba. Qu'est-ce qu'un vieux débris comme toi s'imagine faire seul contre Faust et sa bande ?!

— Mais je ne peux pas rester là sans rien faire !

— Ez' ! s'exclama Ji' en arrivant à leur portée. Où est Sacha ?

— Au Saloon ! Sam dit qu'ils l'ont enfermée !

— Et Amad ?

— On lui a laissé un message, répondit Snakie, mais il n'a pas répondu.

— Tant pis. Il n'y a pas un instant à perdre ! On doit la sortir de là !

— Vous n'allez pas foncer tête baissée ! protesta Uma Baba. Vous allez vous faire tuer ! Vous allez tous nous faire tuer !

— Mais on ne va pas rester là alors que Sacha est en danger ! répliqua Ji'. Alors qu'elle nous aide depuis notre arrivée ! Faust va devoir nous écouter ! Ou il libère Sasha, ou il peut dire adieu à sa came ! Je vais la lui faire bouffer !

— Faust n'acceptera jamais ! Les filles leur appartiennent ! Ce sont leurs vaches à lait ! Il préfèrera en abattre une plutôt que la laisser s'en aller !

— Ça ne veut pas dire qu'il en ait le droit ! Et s'il ne veut pas écouter, et bien tant mieux ! J'en ai ma claque de négocier ! »

Les phalanges de Ji' craquèrent, un appel à la violence dont le frisson long, lancinant, se propagea dans l'assistance. Ez' releva la tête, le visage grave :

« Je vais chercher Sacha.

— Ouais, acquiesça Ji'. On discutera après. Snakie, va récupérer mes mitaines !

Elle rassembla ses mèches brunes et bleues en bataille et les noua en mini queue de cheval avec l'élastique qu'elle portait en bracelet. Snakie revint de la cave : en mains, une paire de sous-gants de boxe noirs. Ji' les enfila et scratcha les bandes de contention pour bien maintenir ses poignets. Le tissu stretch remontait jusqu'aux coudes, protégeant ses avant-bras et ses métacarpes avec des renforts épais. Des pointes d'acier ornaient ses phalanges à la manière d'un poing américain ; tandis que sa butée olécrânienne, comme trempée dans le métal, était moulée d'un capuchon dur et brillant. Clairement, le modèle n'était pas homologué. Elle était prête à fracasser tout ce qui se trouverait sur son passage avec cette paire de bras de combat dont elle venait de s'équiper. Et avec le potentiel meurtrier qu'ils comportaient, Ewen prit enfin la mesure du danger.

« Ah ! vociféra Uma Baba en les regardant s'éloigner. Vous n'écoutez jamais ! »

Mais Ez' et Ji' s'étaient élancés sans plus attendre, et le bon petit Ewen, obéissant et raisonnable, fondit sur leurs talons à la rencontre des périls qui se profilaient sur l'horizon. Leurs cœurs s'emballaient au rythme de leurs jambes, de l'effort qui redoublait. Ez' accélérait, malgré la fatigue des années, malgré ses muscles atrophiés par des décennies de malnutrition et d'excès, il forçait bien au-delà de ses limites, comme si une ou deux minutes pouvaient changer le cours du temps, révolutionner leur destinée... L'air rebroussait sa fine chevelure grisonnante, ébouriffait les brins les plus ténus échappés de son catogan. Il courait à contre-courant, il courait contre vents et marées, il courait à en perdre haleine, happant le vent dans son élan, pour prendre le souffle de s'élancer plus en avant. Ewen se sentait aspiré dans son sillon par des flux d'émotions qui remontaient vers la source ardente où le soleil percé par l'aiguille d'un clocher déversait dans la goulotte du canal son or liquéfié. Ji' à leur tête les menait comme un seigneur de bataille vers le champ couronné de nues enflammées.

Ils se détachèrent des rayons du couchant pour se fondre dans l'ombre vespérale de grands immeubles. Ji' s'arrêta net devant une grille noire qui barrait le long trait sanglant tiré par le jour mourant entre deux bâtiments. Un panneau de tôle soudé aux barreaux, hauts de presque deux étages, faisait écran aux regards indiscrets des passants. Ji' fit brusquement volte-face vers Ewen et aboya :

« Hé ! Pourquoi tu nous as suivis ? On n'y va pas pour jouer ! C'est pas des tendres en face ! »

Ewen sursauta en arrière.

« Je peux peut-être vous aider si ça tourne mal...

— Surtout pas ! Tu vas seulement nous gêner ! Alors, essaie pas de faire le malin et reste planqué !

— C'est un grand garçon, Ji', intervint Ez'. Il sait mieux que toi ce qu'il peut faire ou pas...

— Si tu le dis. Je veux juste pas avoir à le ramasser s'il se fait massacrer. »

Ji' tira Ewen en arrière et se plaça devant lui, collée au mur, près du haut battant de métal. Ez' se plongea vers le boîtier de l'interphone et appuya sur une sonnette. Des grésillements stridents annoncèrent qu'on avait décroché de l'autre côté. Il se présenta :

« C'est Ez'. J'ai des cadeaux de la part de Méphisto. »

Le portail s'entrouvrit. Une moitié de face mal rasée au crâne lisse glissa un œil de plomb dans la fente.

« Laisse-moi entrer, grommela Ez'.

— Montre d'abord la came. »

Devant l'hésitation d'Ez' qui ne détenait pas le précieux laissez-passer, le portier suspicieux perdait patience et s'apprêtait à refermer, quand Ji', dans son angle mort, rugit :

« Fais pas chier ! »

Elle donna alors un puissant coup d'épaule et ouvrit le portail en grand, repoussant l'homme de Faust dans le même mouvement. Ez' s'engouffra dans l'allée, suivi de Ji'. La sentinelle se lança à leur poursuite. Le vantail resta entrebâillé. Ewen se faufila et se posta au bout de l'allée, caché derrière l'arrête d'un bâtiment. Le nom de Sacha résonna haut et fort en ricochant entre les immeubles qui cernaient une cour intérieure. Ez' s'égosillait à se déchirer la trachée, en la traversant comme un dératé, droit sur l'entrée arrière d'un cabaret. La porte s'ouvrit brusquement devant lui : un deuxième homme de main en sortit, les biceps bandés, les veines dilatées, il rejeta violemment Ez'.

Ji' lui bondit dessus : Un salto, elle se retrouva arrimée à sa tête, les jambes autour de son cou. Son poids le fit vaciller, mais le mur derrière lui l'empêcha de tomber. Il tenta de se dégager, mais il avait beau la repousser avec ses bras, Ji' demeurait gluée à sa tête comme un chimpanzé enragé. Un cri féroce perça entre ses molaires serrées, et ses poings hérissés de métal s'abattirent sur le crâne du malheureux. Dans son dos, le premier sbire revenait à la rescousse de son compagnon, tandis qu'un troisième surgit en renfort hors du bâtiment. Ez' emporta ce dernier dans sa ruée jusqu'aux bennes à ordures où ils se ramassèrent tous deux sur un tas de sacs-poubelle bien rembourrés. Ji' bascula en arrière, bras tendus, en équilibre sur le sol, et le repoussa de ses jambes, se donnant ainsi l'élan nécessaire pour se retourner vers celui qui arrivait.

Ewen la vit repartir sans l'ombre d'une hésitation à l'assaut de son opposant. Ses jambes tournoyèrent sur le ciel enflammé, comme des lames effilées qui, en virevoltant, hachaient sa vue de traits sombres et d'éclairs dorés. Grondante, éclatante, c'était une redoutable tornade qui se déplaçait dans le crépuscule, balayant ses deux ennemis de coups de pied. Sa droite s'élança dans l'envolée de ses pas par une échappée en ligne plongeante sur le nez d'un adversaire. Il tomba en arrière : la douleur lui arracha un hurlement, ses mains couvrirent son visage, le sang entre ses doigts s'échappa en longs filets. Il demeura dans un état de choc, tandis que son compère se faisait à son tour méchamment rosser.

Le combat tournait en leur défaveur en dépit de leur supériorité numérique, mais Ez', de son côté, se trouvait en difficulté contre leur acolyte, plus jeune que lui, et bien plus vigoureux aussi. Ce dernier ne lui laissa pas le temps de se relever pour le renvoyer dare-dare comme un vieux rebut se coucher avec les sacs poubelle. Étourdi par la chute, il ne vit pas dans son dos le vermeil d'une lame poindre hors de son fourreau. La terreur fulgura dans le regard d'Ewen. Le couperet levé sur l'azur sanglant projeta son ombre sur sa proie.

« Ez' ! Attention ! »

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant