Depuis qu'il avait posé les pieds chez lui à Leuwendale, dans le corps de ferme en brique rouge, vingt fois rénové et agrandi, où les Winbeck avaient élu domicile, Ewen n'avait pas joui d'une seule minute de tranquillité. Quand ce n'était pas sa mère qui se pointait dans sa chambre afin de l'interroger sur ses cours à l'université, s'alarmait de l'avancement de son mémoire, s'indignait du manque d'encadrement des projets, critiquait le laxisme du corps enseignant et le sybaritisme des étudiants, pour finir par lui demander ce qu'il avait envie de manger, vérifier que son linge était bien repassé et lui montrer les nouveaux achats qu'elle avait faits, c'était sa petite sœur, Malou, qui venait squatter ses quartiers.
Douze ans, svelte, maigrichonne, avec un carré blond argenté, elle donnait l'impression d'être montée sur des échasses tant elle avait grandi trop vite, sans perdre sa morphologie asexuée d'enfant impubère. Elle lui ressemblait beaucoup au même âge avec sa grosse tête ronde à lunettes de meilleure de la classe, mais dans une version nettement plus effrontée.
Malou entrait en secondaire, huit ans d'écart, une génération presque qui l'empêchait de se rapprocher de son frère comme elle le souhaitait. Alors quand il rentrait le week-end, elle profitait pour fouiner dans ses affaires, parmi ses magazines et ses livres d'université, et surtout sur son ordinateur portable avec ses nombreux logiciels dont un de 3D qu'elle adorait presque à égalité avec le télescope installé à la lucarne de sa chambre, pas très loin de la tuile de toit qui se soulevait sous laquelle il planquait un sachet de résine vieux de deux ans et des mégots de joints qu'il n'avait pas eus le temps de jeter. Autant dire qu'il n'appréciait pas beaucoup de la voir traîner à proximité.
Ewen avait prévu de quoi se relaxer après dîner, mais elle ne l'avait pas laissé seul plus que la seconde qu'il lui avait fallu pour craquer l'allumette du brûle-encens dont il se servait pour masquer les traces olfactives compromettantes. Il avait pourtant besoin de ce dérivatif pour pouvoir se concentrer pleinement sur ses cours. Sans ça, il lui semblait que son esprit moléculaire s'atomisait en myriades d'idées, surtout depuis que le baiser avec Ji' avait pulvérisé les axiomes de sa pensée.
Il devait tout arrêter. C'était la seule certitude qu'il avait. Poursuivre les investigations devenait trop risqué. Ses silences étaient des trahisons répétées. Plus il se taisait, plus il devrait s'expliquer : les conséquences seraient proportionnelles au temps qu'il prendrait à tout révéler. Il ne voulait blesser personne, mais comme le dit l'expression, l'enfer est pavé de bonnes intentions, l'angélique petit Ewen ne pourrait pas s'en tirer à moindres frais comme il l'avait toujours fait : un beau sourire, de pieux mensonges ne suffiraient pas à tout arranger. Le prix à payer serait élevé, et il n'y aurait pas que lui qui trinquerait.
Son regard anxieux tomba sur Malou allongée sur son lit. Rien ne l'effrayait autant que lorsqu'il la voyait, si insouciante des dangers, en train feuilleter un magazine d'astronomie, tout en jouant sur son smartphone... Son smartphone à lui, parce que Malou n'en possédait pas, leur mère refusait de lui en acheter, et cette petite peste subtilisait le sien dès qu'il avait le dos tourné.
— Malou ! Qu'est-ce tu fous sur mon tel ?
— Je discute avec Zoe...
— T'as qu'à prendre celui de maman !
— Tu sais qu'elle veux pas que j'aille sur Insta !
— Alors, discute par mails ! Utilise pas mon compte pour parler à tes copines !
Ewen arracha le téléphone des mains de sa sœur.
— Allez, s'il te plaît ! Sinon, je dis à maman que t'as une petite-amie !
— Quelle petite-amie ?
— Fais pas l'innocent ! Je lui ai parlé ! Elle s'appelle Ji' !
— Tu lui as parlé ?! Malou ! T'as pas vraiment fait ça ?!
Mais si, elle l'avait fait. Ewen pouvait lire la conversation sur son écran à partir du moment où cette petite peste s'était permise d'écrire :
— Salut ! Mon frère peut pas te parler pour l'instant. Moi, c'est Malou. Et toi ?
— Ji'. T'es sa petite sœur ?
— Ouep. Ji', c'est fille ou garçon ?
— Fille. Tu peux lui dire de me rappeler stp ?
— Réponds d'abord. Tu sors avec lui ?
— Non. Pas vraiment.
— Un peu quand même ?
— Peut-être bien...
— : D
— Il fait quoi ton frère ?
— Il trie son linge pour maman. T'es amoureuse de lui ?
— Disons que je le déteste pas. Wendel est super cool.
— o.O T'es sûr que c'est mon frère, ça ?
— Je le connais pas depuis longtemps, mais c'est vraiment quelqu'un sur qui on peut compter. Je dois te laisser. C'était sympa de faire ta connaissance. :) @+
Le sang d'Ewen s'était glacé à mesure que les réponses défilaient sous son doigt. Un mot de trop, et Ji' aurait tout découvert avant qu'il n'ait le temps de rien lui expliquer : son identité exposée, sa tromperie révélée, les vagabonds chercheraient par tous les moyens à le coincer, Ez' ne lui pardonnerait jamais, Amad voudrait le tuer, et lui, il ne saurait comment réparer le cœur de Ji' après l'avoir brisé. Le fil logique des événements défila instantanément dans sa tête avec plus d'évidence que toutes ses conjectures n'en avaient pu trouver, et la frayeur de cette vision excita en lui un brusque accès de colère contre sa sœur :
— Mais, de quel droit tu réponds à mes messages ? Et si moi, je fais pareil ? Si je dis à Zoe d'aller se coucher ?
— Arrête ! Zoe doit m'envoyer son DST !
Ewen leva bien haut le téléphone pour que Malou ne puisse pas l'atteindre pendant que son pouce en glissant sur la surface vitrée reliait les lettres de son clavier virtuel. Malou hurla :
— T'es qu'un loser ! Pauvre Ji' ! C'est clair qu'elle te prend pour quelqu'un d'autre !
— C'est pas tes affaires ! Maintenant, dehors ou je fais la même chose avec Jeffrey !
Elle poussa un râle enragé et sortit en claquant la porte. Ewen retomba sur son lit king size. Sa chambre se trouvait dans les combles, sous la charpente apparente d'un bois miellé, un vaste appartement qui s'étendaient d'un mur pignon à l'autre de l'ancienne écurie. Allongé sur le dos, il relit l'échange entre Ji' et Malou : cette dernière était passée à un cheveu de tout faire capoter, et concernant la réponse que la première attendait, il n'était guère plus avancé, seulement un peu plus pressé, maintenant qu'il était censé la rappeler.
— Désolé, écrivit-il. Ma petite sœur a pris mon tel sans ma permission. Je suis chez mes parents. Je sais pas encore si je pourrais revenir sur Rammestad demain. Je te tiens au courant.
Ses bras retombèrent, inertes sur le lit, tandis que tout son corps se dégonflait en un soupir. Son téléphone vibra dans sa paume.
— Ok, pas de soucis. Profite bien de ta famille. Peut-être à demain.
Ji' avait répondu avec beaucoup de réserve. Pourtant, il relut plusieurs fois son message, avant de laisser son regard rêveur planer entre les caractères dont l'assemblage n'importait guère, tant la rapidité de cette réponse en disait bien plus sur ses sentiments que les timides mots qu'elle avait employés.

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Clan V
ActionLes temps ont bien changé depuis l'époque glorieuse où les vampires de légende chassaient les êtres humains pour se repaître de leur sang. Faibles et anémiés, dépourvus de crocs, ils comptent aujourd'hui sur le clan pour survivre. Avec ses membres i...