Madame Mayers ouvrit un carton rempli de masques occultants, tandis que le patriarche s'avançait avec une lente gravité sur le pas de tir. Il se tourna vers la cible à soixante-dix mètres de lui. Il envoya sa première flèche se planter en bordure de blason. Son geste était doux et fluide, et à la fois, puissant, lourd, pénétré de majesté. Avec la même solennité, il en décocha une seconde qui mordit le médaillon rouge, puis une troisième en plein dedans. Il se recula et se retourna vers la foule d'élèves qui le dévisageaient, perplexes, dubitatifs. Sa voix caverneuse remonta de son estomac :
— Comme certains d'entre vous l'auront sûrement remarqué, je suis malvoyant. Vous vous demandez sans doute comment j'arrive à tirer. Simplement parce que le tir à l'arc n'est pas qu'une question de visée. Prenez un bandeau et placez-vous sur le pas de tir. Vous devez en faire l'expérience...
Les premiers élèves se levèrent timidement pour récupérer un masque que leur professeure leur tendait. Ava se mit dans la file avec Frank. Tous gardaient le silence pendant que le premier rang s'avançait pour tirer une volée. Maître Antonides poursuivit ses explications.
— J'entends vos murmures de dépit. Vous n'arrivez pas à toucher votre cible à tout juste dix mètres de vous. Vous êtes décontenancés parce que vous êtes privé de votre vue et vous vous demandez comment je fais, moi, alors que je ne vois pas. Vous pensez que je suis handicapé par ma cécité, mais en fait, je suis libre. C'est votre vue qui vous freine, qui monopolise votre esprit, qui vous empêche d'accomplir le tir parfait. Elle accapare quatre-vingt-dix pour cent de votre cerveau, pourtant elle ne représente qu'une infime partie du processus. Vous devez vous en délivrer. Même à dix mètres, même avec dix sur dix sur vos deux yeux, ce n'est pas votre visée qui permettra à votre flèche d'atteindre sa cible, mais votre position, votre technique, votre mouvement. La visée est ce qui entrave le geste, il ne faut pas s'arrêter pour viser : quand on s'arrête, on se crispe, on bloque sa respiration, on perd son équilibre. Et, on rate sa cible. Je dis souvent que je tire comme je respire, mais cela ne veut pas dire que je le fais de manière instinctive. Bien au contraire : j'ai conscience de ma respiration, tout comme j'ai conscience de la contraction de mes muscles, du poids de mon arc, du sens du vent, de la distance qui me sépare de ma cible. Vous devez respirer, vous devez être conscient de vous-même et conscient de ce qui vous entoure. Quand votre geste suit votre respiration, il est naturel, fluide, il est le fruit de votre harmonie avec vous-même, avec votre arc, avec le monde... Certains d'entre vous se moquent. Ne faites pas les innocents. Vous me prenez pour un vieux fou, et vous n'avez peut-être pas tort, mais je suis un vieux fou aveugle qui vise mieux que les meilleurs d'entre vous. Le scepticisme, le doute, le sarcasme sont des maux qui fragilisent votre esprit. Or, votre mental est le premier paramètre qui détermine vos résultats : si vous doutez, vous hésiterez, vous n'atteindrez pas votre cible. Je donne des cours de méditation...
Ava s'avança pour tirer sa volée. Les calculs de poids, de résistance, de distance lui semblaient bien moins complexes que les questions d'harmonie spirituelle. Elle n'avait pas de prise sur l'esprit ; le geste, au moins, elle connaissait. Concentrée sur le maintien de son bras, la traction de la corde, elle s'appliqua à mettre en pratique tout ce qu'elle avait appris ses six dernières années. Mais le résultat ne fut pas au rendez-vous : sur trois, une seule avait touché. Maître Antonides, en passant derrière elle, s'arrêta.
— Tiens, comme c'est étrange... Je sens un grand potentiel en vous, et pourtant, vous êtes moins réceptive qu'un caillou. Vous permettez que je vous examine un instant ?
— Euh... M'examiner ? Où ça ? hésita Ava.
— Juste en passant la main au-dessus de vos points de pression principaux. Sans même vous toucher. Vous avez réussi à atteindre le blason ?
— Une flèche sur trois.
— Remarquable, opina le maître en commençant à l'ausculter.
Il scannait le dos d'Ava avec le plat de la main, à un pouce de distance, sans la poser, comme s'il avait des globes oculaires dans son creux, et qu'il voyait par le simple magnétisme de sa paume. Madame Mayers, intriguée, s'approcha.
— Ava est une excellente archère, déclara-t-elle. Je pense qu'elle a les moyens de se classer en compétition.
— Son don, oui, est d'autant plus prodigieux qu'elle tire à l'aveugle, même avec les yeux grand ouverts. Sa cécité est d'un autre type que la mienne : ce sont ses sensations qui sont bloquées. Elle ne perçoit pas la moitié de ce qu'elle devrait. Je ne suis pas sûr de pouvoir faire quelque chose. Néanmoins... Si je parvenais à vous décoincer un peu à la base du dos, peut-être... »
Le maître eut à peine appuyé son index dans le creux lombaire, que la douleur arracha à Ava un hurlement. C'était comme si le doigt l'avait traversée de part en part. Elle se cabra comme un cheval sous le feu d'un fouet. Ses jambes se dérobèrent sous son poids. Elle glissa sur ses genoux. Madame Mayers et Frank se précipitèrent. Il lui fallut une bonne minute pour reprendre ses esprits et rassurer son entourage.
— Je suis désolé, soupira maître Antonides. Je ne voulais pas vous faire mal, mais je dois m'incliner. Tous vos canaux sont bloqués. Il n'y a rien que je puisse faire pour vous aider, si ce n'est vous alerter. Celui qui vous a fait ça possède un don que je suis loin d'égaler, et pour qu'on se donne tant de peine, vous devez être une personne pleine d'intérêt. Puis-je vous demander votre nom, mademoiselle ?
— Ava Van Bloed, marmonna-t-elle, l'esprit encore un peu embrumé.
Le maître eut un mouvement de recul instinctif qu'il ne put dissimuler.
— Eh, bien, vous êtes de plus en plus surprenante, mademoiselle. Je n'aurais jamais imaginé que le sang des Van Bloed puisse couler dans vos veines...
Il s'inclina avant de s'éloigner afin de répondre aux questions d'un pratiquant de Kyūdō. Ava eut l'impression que le nom des Van Bloed le faisait fuir. Elle déboucha sa gourde et sortit son téléphone portable. Molly lui avait envoyé un message pour l'avertir qu'elle l'attendait au gymnase. Il restait encore un peu de temps avant la fin de la séance, mais elle se sentait vidée : il y avait un trou béant dans son ventre par lequel toutes ses forces s'échappaient, et la douleur persistait, serrée dans son sein. Le maître récupéra sa canne. Les élèves se rassemblèrent pour le remercier et le saluer. Il déclara avant de prendre congé :
— Je donne des cours particuliers de tir à l'arcet de méditation. Nous avons décidé, avec votre professeure, d'organiser unesortie chez moi, dans la province d'Utrecht pour que vous ayez l'espace de vousexercer. Madame Mayers vous transmettra mes coordonnées...

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Clan V
AksiLes temps ont bien changé depuis l'époque glorieuse où les vampires de légende chassaient les êtres humains pour se repaître de leur sang. Faibles et anémiés, dépourvus de crocs, ils comptent aujourd'hui sur le clan pour survivre. Avec ses membres i...