#60 Chapitre 19

8 1 9
                                    

Dès le retour de Ted, Ewen et lui se chargèrent de préparer le bar : ils rangèrent les stocks, organisèrent la vaisselle, mirent des boissons au frais, tandis que Rik tentait l'impossible pour que la scène soit fonctionnelle avant l'arrivée des clients. Peine perdue : rien n'était prêt quand le premier chaland assis dans un coin de salle sur une chaise encore humide du coup d'éponge qu'Ewen avait passé demanda :

— Hé, les gars ! Deux pressions s'il vous plaît !

Ewen et Ted, devant le fût de bière à installer, se dévisagèrent d'un air perplexe. Ni l'un ni l'autre n'avait jamais travaillé en restauration, et malgré un suivi scrupuleux du tutoriel vidéo sur internet, leurs belles chemises de soirée se firent arroser ; le sol, retapisser de mousse ; et comme si ça ne suffisait pas, ils cassèrent la seule pinte qu'ils avaient réussi à remplir de moitié. Le bar propre et paré cinq minutes plus tôt était dévasté comme en fin d'happy hour.

Ted attrapa le rouleau de papier absorbant, en bredouillant de plates excuses au client, pendant qu'Ewen fonçait au local d'entretien prendre de quoi nettoyer. Il trouva le seau, puisa de l'eau à l'évier, ajouta du produit, et fila en quatrième vitesse du placard à balais pour revenir dare-dare récupérer la serpillère qu'il avait oubliée.

Au moment où il ouvrit la porte, il tomba nez à nez avec deux individus particulièrement louches qui en sortaient. Ewen recula, effarouché par leurs abords singuliers, et lâcha le seau qui manqua de se renverser.

Le premier : une taille de géant, un ventre d'ogre, impossible de le rater. Ewen du haut de son mètre quatre-vingt-quinze ne s'était jamais senti aussi frêle devant quelqu'un. Sa tête grasse et mal rasée, à la rondeur encore juvénile, était couronnée d'une épaisse crinière de dreadlocks enrubannée dans un bandana tricolore, complétant ainsi une allure de rasta, dont l'odeur suspecte suggérait qu'il avait renoncé au confort matérialiste d'une bonne salle de bain, mais peut-être pas aux frites du fast-foods du coin.

Le second : ridiculement maigre en comparaison, mais guère moins impressionnant. Il avait un aspect si étrange et inquiétant qu’Ewen ne pouvait détourner la vue. C’était un pantin punk, aux longs membres désarticulés, avec une chevelure rouge et verte, laquelle détonait sur des habits noirs. La coupe asymétrique de son haut donnait à voir une épaule difforme, lézardée de boursouflures, marbrée d’anfractuosités, tout un amas de chairs fondues incrustées de perles argentées, qui descendaient le long de son bras comme une échine de métal.

Il était ferré de partout. Sa tête surtout. Des chaînettes pendaient de chaque côté de sa bouche comme les brides d'acier d'une bête asservie, mais pas complètement domptée, prête à sortir de ses gonds dès que le mors cèderait. Et lorsqu'il aperçut Ewen, les liens semblèrent se relâcher : il le bouscula et poussa un sifflement menaçant.

— Hé, pétasse ! Qu'est-ce que tu fous ici ?

Ewen bredouilla des excuses, mais l'individu s'avança d'un mouvement retors, son corps ondula, cependant que sa tête restait fixe, le menton levé, le cou raide, le regard résolument planté dans le sien. Ewen, hypnotisé, se pétrifia. Soudain, une force le rabattit d'un côté, un molard fusa de l'autre, lequel termina sa course sur le plancher.

— Tout doux, Sin ! dit au même moment une voix derrière lui.

C'était Ji' qui venait de le sauver in extremis du projectile. Elle se mit en barrage entre eux. L'individu hocha la tête en grommelant :

— Bah, surveille mieux ta pétasse. Elle a rien à foutre là.

— On a fini en haut, énonça Ji'. Ez' va partir.

— OK, je monte voir Snakie.

Elle s'écarta pour le laisser traverser l'arrière-scène. Ewen l'imita. Sin, en passant devant lui, fit une brusque embardée d'un pas frappé bruyamment sur le sol avec la plante du pied, et bondit, tête la première. Les globes oculaires saillirent, la gueule béa. Des crocs de métal fourchus apparurent. Entre eux, le muscle lingual jaillit, fendu en son milieu, dans un blatèrement satanique. Ewen sursauta en arrière, mais l'espace lui manqua pour reculer. Son crâne heurta la brique chaulée.

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant