Ez' évita de justesse l'estocade. On avait crié pour l'avertir du danger : une voix féminine avec un accent de l'est que le vieux brigand aurait reconnue entre mille. Sacha s'était jetée à la fenêtre du premier étage, mais un homme de Faust qui se trouvait avec elle la renvoya dans l'obscurité de la chambre, et la baie refermée étouffa sa plainte. Ez' leva les yeux sur la vitre derrière laquelle elle avait disparu, mais le couteau en rasant de près sa jugulaire le ramena aux impératifs du combat. Il chuta en tentant d'esquiver, et son adversaire sans perdre une seconde fondit sur lui, avec son bras armé.
Ewen voulut intervenir, mais une ombre fila telle une flèche dans son champ droit, et avant qu'il n'ait le temps de sortir de sa cachette, un coup de pied sauva Ez' de la menace du tranchant. Une forme imposante, ténébreuse, opaque, était apparue devant le quinquagénaire encore à terre. Et en un instant, le cours du combat bascula, tout s'enchaîna : l'inconnu poussa une benne à ordures sous la fenêtre du premier étage, s'en servit de tremplin et sauta, un pied sur la corniche, une main sur le rebord de baie. Puis, un coup de coude, la vitre vola en éclats, il pénétra dans la pièce. La seconde suivante, le geôlier de Sacha valdingua par la fenêtre et s'aplatit violemment sur le couvercle de la benne.
La silhouette sombre reparut dans l'encadrement, avec la captive en piteux état dans ses bras. Il bondit par la baie de fenêtre et retomba sur ses pieds un niveau plus bas. Ji' assomma son dernier opposant d'un crochet. L'inconnu sonna la retraite, et Ez' et Ji', comme de bons lieutenants, se rallièrent derrière lui.
Grand, baraqué, c'était une montagne de muscles qui s'avançait, une masse obscure, toute de noire vêtue et à la peau foncée. Il portait pour seul haut une veste de survêtement en cuir souple dont le zip ouvert sur son torse dénudé laissait entrevoir la découpe saillante de sa ceinture abdominale et de ses pectoraux hypertrophiés. Les tracés au rasoir dans ses cheveux ornaient son crâne de motifs tribaux qui se poursuivaient, tatoués sur sa peau jusque sur ses clavicules ; et son visage se paraient d'horribles insignes de guerrier : une balafre en travers de la joue, des mots gravés dans la chair, un chapelet de cicatrices rondes et blanches, comme de petites perles, sous la paupière. On aurait dit une sorte de gladiateur africain des temps modernes. Ewen ne l'avait jamais rencontré, et vu la machine de combat que c'était, il n'était guère pressé.
« Où crois-tu aller, sale chien ? »
Le geôlier de Sacha s'était relevé malgré ses côtes fêlées et se cramponnait à la benne pour ne pas retomber, en tenant à bout de bras un pistolet. La plaie sur son crâne glabre raturait d'un trait rouge la fine dentelle d'encre de Chine qui brodait son lobe temporal. La sueur de son front lui voilait la vue, et ses jambes flageolaient, mais son œil ne perdait pas de vue sa cible.
« La fille reste avec nous ! poursuivit-il. Pose-la sans faire d'histoire, ou toi et ta petite bande de merdeux, vous pouvez faire vos valises. »
Le colosse s'arrêta avec Sacha dans ses bras. Il lança un petit hochement de tête en arrière, et rétorqua d'un ton désinvolte :
« Arrête ton char, Vos. C'est dans l'intérêt de Faust qu'on reste amis. Tu vas pas tout foutre en l'air pour de la marchandise corrompue ?
— T'es bien au courant, dis-moi ! J'espère pour ta gueule que c'est pas toi qui l'a mise en cloque. C'est la marchandise du Judas. Vous le savez bien. Alors, pose-la ! Si tu fais un pas de plus, je tire !
— Tu vas me tuer ?
— Je vais me gêner ! T'es rien qu'une merde ! Tout ce que Méphisto veut, c'est que le job soit fait. Ta gueule, il en a rien à cirer. Alors, ferme-la et obéis ! »
Les négociations s'enlisaient, et le doigt de Vos s'impatientait sur la détente. Ewen surgit à l'angle du bâtiment, le téléphone en main, le kit mains libres à l'oreille, les yeux sur l'écran. Sa voix résonna entre les façades d'immeubles :
« Mec, je regarde mon GPS, je te jure, mais je trouve pas l'entrée ! Attends ! Y a des gens ! Je vais demander... »
Il s'élança au milieu de la cour intérieure où tout le monde en le voyant s'était statufié.
« Hé, salut, je cherche la résidence des Bonnets... »
Il s'arrêta devant Sacha, dolente dans les bras de la montagne noire, releva le menton et balaya le fond de cour ravagé, avec les poubelles éparpillées et les hommes de Faust blessés, la moitié encore à terre, l'autre manquant de retomber. Le pistolet avait disparu, dissimulé dans le dos de son propriétaire qui attendait prudemment, le poing serré sur la crosse, le moment de l'exhiber à nouveau. Ses acolytes l'interrogeaient du regard, mais Vos demeurait silencieux, immobile, les nerfs en tension dans une perplexité bien plus grande que la leur. Ewen s'exclama :
« Oh, il s'est passé quoi ? Elle va bien ? Vous voulez que j'appelle une ambulance ? Ou la police ? »
Ez' vint à sa rencontre en signifiant discrètement à ses compagnons d'avancer.
« On l'emmène aux urgences. Tu t'es perdu ? Il n'y a pas d'entrée par ici. Il faut ressortir. »
Sacha et son sauveur disparaissaient derrière l'arête du mur. Vos hurla :
« Hé ! Attendez ! J'ai dit : attendez ! »
Mais Ji' saisit Ewen par le bras, Ez' les poussa à avancer, et tous trois partirent à toutes jambes vers le portail.
« Rattrapez-les ! » vociféra Vos dans leurs dos.
Une détonation retentit. La balle fusa au moment où Ez' franchit le rempart de tôle de la grille. La douleur lui fit faire une embardée, il redressa sa trajectoire et reprit sa course sans faiblir. Dans les rues, ils étaient protégés, il y avait la foule, la société, la loi des hommes : les sbires de Faust ne pouvaient pas tirer. Le sang gouttait en silence sur le béton des trottoirs : une violence clandestine qui se semait dans la ville, sous les yeux aveugles de sa population, une violence écrasée dans la masse anonyme, piétinée par des milliers de gens ; et le voile nocturne qui tombait de plus en plus épais sur le district achevait de la dissimuler sous le fard cruel de ses néons.
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Un univers musical qui colle pas trop mal à Ez' et avec notre nouvel arrivant. ❤
Il s'agit d'un morceau de métal engagé, et le clip est touchant, je trouve... 😭

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Clan V
AksiLes temps ont bien changé depuis l'époque glorieuse où les vampires de légende chassaient les êtres humains pour se repaître de leur sang. Faibles et anémiés, dépourvus de crocs, ils comptent aujourd'hui sur le clan pour survivre. Avec ses membres i...