Les frères patientaient derrière une cloison fenêtrée, sur des chaises pliantes, en face du bureau de responsable auquel Brouwer était attablé. Ce dernier avait sorti d'un casier cadenassé un registre particulier, à la couverture semblable à ceux des autres classeurs monobloc, mais dont le contenu portait sur une marchandise mystérieuse.
— Avec les deux nouvelles arrivées la semaine prochaine, nous avons de quoi compenser les pertes.
La porte se rabattit derrière eux. Leo s'avança droit vers Brouwer et referma le livret.
— Nous verrons cela plus tard.
Il s'assit sur le bureau en face des De Haas. La lumière du plafonnier qui tombait au-dessus de lui donnait un teint de jaunisse à son visage blême.
— La priorité est d'en apprendre plus sur chiens errants. Leur nombre ? Leurs vêtements ? Les marques des véhicules ? Les couleurs ? Vous souvenez-vous d'un détail particulier ? Un tatouage ? Un dessin ?
Le flot de questions fit reculer Jesse dans sa chaise. Il se gratta la tête d'un air déboussolé et fronça les sourcils comme s'il tentait de se rappeler.
— Tout s'est passé si vite, bafouilla-t-il.
— Prends ton temps, lui dit Visser. C'est normal d'être confus après une agression. Mais tout ce que tu pourras nous dire, même la plus petite chose, peut nous être utile.
— Nous n'avons pas pu voir leurs visages : ils portaient des cagoules et des casques. Ils étaient six ou huit. Trois nous tenaient en joue, les autres chargeaient la cargaison, et le dernier faisait le guet sur la route. Ils nous l'ont barré avec un vieux pick-up, marque... Je ne sais pas, je sais plus. Deux sont arrivés derrière nous à moto.
— Quel type ? Roadster, sportive ?
— Je m'y connais pas en moto, mais... Il y en avait une stylée, genre moto de biker comme dans les films.
— Rien d'autre ?
Jesse secoua la tête négativement. Son regard planté dans le parquet le fouillait intensément. Il ajouta :
— Il y avait un mastodonte avec des dreads : le type faisait au moins deux mètres. À côté, un petit, pas plus haut que trois pommes, avec un casque noir aux oreilles pointues. Les autres... je ne m'en souviens plus.
— Kob, quelque chose à ajouter ?
— Bah, leur chef portait une veste et un pantalon en cuir, une vraie armoire à glace, tout en muscles, du nom d'Amadeus Drake.
— Un mec baraqué en cuir, oui, je me rappelle ! s'exclama Jesse. Il nous tenait en joue avec un énorme revolver...
Sa voix se voila, il balbutia le nom d'Amadeus Drake et blêmit en se figeant.
— Quelque chose ne va pas, Jesse ? demanda Leo d'un timbre de plomb.
Son regard s'écarquilla, aveuglé par une terreur soudaine. Leo poursuivit, les yeux levés au plafond d'un air distrait.
— Tu sais, Jesse, l'itinéraire a changé pendant le trajet. Bien sûr que tu le sais puisque c'est toi qui conduisais. Mais, les vagabonds aussi le savaient, donc je me demande...
Il descendit de son perchoir pour se planter devant le convoyeur.
— ... comment ils ont pu le deviner ? Dis-moi, t'aurais pas quelque chose à déclarer ?
— Non, répondit-il sans relever la tête.
— Jesse, ça fait combien de temps que tu es dans le clan ?
— Depuis bien avant que vous soyez né, m'sieur Leo, trente-huit ans cette année, l'âge que j'ai. Mais quelle importance ça fait ? »
— Aucune. Mais, depuis tout ce temps, tu sais comment nous fonctionnons, pas vrai ?
— Oh oui, je sais..., déclara sombrement Jesse en relevant la tête. Vous avez tellement la trouille que vous éliminez le premier qui merde ! Y'a ni tolérance, ni solidarité, ni équité ! Le droit au sang, mon cul ! Y'en que pour vos gueules d'emplumés, et nous, les pauvres larbins, on doit vous obéir si on veut pas crever !
La frustration accumulée pendant des années de galère ressortit brute dans cette tirade à laquelle personne ne s'attendait. Le blanc jauni de ses globes oculaires se lézardait de capillaires sanguins à mesure que l'émotion suppurait de ses glandes lacrymales. Visser adressa à Jesse un regard circonspect. Sa main traînait près de son ceinturon. Brouwer, dans le flou, bredouillait :
— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu sais bien ce que le chef a fait pour nous ! Tu ne peux pas dire ça ! « Pas de tête, pas de clan. Nous serions tous des vagabonds. »
— Tu montres finalement ton vrai visage, Jesse ? répliqua Leo avec sarcasme. Alors, c'est ça que tu penses du clan ? Tu crois que les vagabonds sont mieux ?
— Je ne pense pas qu'ils soient mauvais.
— Va dire ça à Fred. Les règles sont faites pour protéger le corps, pas la tête. Une atteinte à nos réserves, c'est une atteinte à la survie de la communauté. Des femmes, des enfants, des grands-parents pourraient crever, tout ça parce que tu nous as plantés !
— Allons, m'sieur Leo, je sais que vous vous tapez une dose supplémentaire donnée sous le manteau par le docteur Muller. Alors bon, on est tous rationnés, mais vous vous faites des extras quand vous voulez ? Est-ce que les règles s'appliquent pour vous aussi ou il n'y a que moi qui vais y passer ?
Leo se mordit la lèvre. Voilà un détail qui tombait vraiment mal dans la conversation. Jesse s'esclaffa en balançant la tête en arrière. Des sueurs froides trempaient son front délirant. Il cherchait une échappatoire sans en trouver, et le cynisme prenait le relais pour soutenir l'insoutenable éventualité avant que la folie du désespoir ne l'ait complètement broyé.
— Je n'ai pas à me justifier devant un traître comme toi. Combien y avait-il de doses dans une seule glacière qui a été volée ? Des centaines ? Des milliers ?
— Qu'est-ce j'en sais ? J'ai toujours été mauvais en math. Allez, arrêtons de chicaner, et finissons-en ! Les règles sont les règles, pas vrai ?
— Pas si vite. Avant, tu vas parler. Je veux savoir tout ce que tu sais sur ces chiens errants. Ça peut se faire ici, en douceur avec moi, ou plus tard, quand je serai parti, en tête à tête avec maître Takeda.
— Eh, les gars, vous êtes pas sérieux ! gémit Kob, épouvanté.
— Kob, tu devrais sortir, avisa Leo.
— Sûrement pas !
— Ça suffit, Kobie ! Fais ce qu'ils te disent !
— Je les laisserai pas te faire de mal ! Tu n'as rien fait !
— Putain, casse-toi, petit con !
Mais, le petit frère se mit à hurler ce que le grand voulait à tout prix empêcher :
— C'est moi, O.K. ? Je suis celui qui a donné les infos à Amadeus !
À ces mots, Jesse se leva. Sa chaise tomba à la renverse. Son bras était tendu en direction de Leo, un Smith & Wesson au poing. Il répliqua sur un ton sans appel :
— Maintenant, Kobie, tu fais ce que je dis et tu sors d'ici ! Et vous autres, je vous préviens, au premier qui bouge, je descends le gamin !
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Clan V
ActionLes temps ont bien changé depuis l'époque glorieuse où les vampires de légende chassaient les êtres humains pour se repaître de leur sang. Faibles et anémiés, dépourvus de crocs, ils comptent aujourd'hui sur le clan pour survivre. Avec ses membres i...