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Ewen se gara. Ses forces l'abandonnèrent en un soupir, affaissé au-dessus du volant. C'était trop risqué de continuer : Leo n'était pas là ; en cas de problème, il se retrouverait isolé. La raison lui disait de rentrer, le danger, c'était le dada de Leo, pas le sien et ce plan foireux, c'était son idée, mais au point où Ewen s'était rendu, il n'avait pas plus le courage de rebrousser chemin que de continuer. S'il laissait Kob partir maintenant, disparaître dans ce petit passage sous les immeubles, il perdrait une chance inespérée de trouver les vagabonds. Il était si près, et pourtant toujours trop loin. Il devait encore se rapprocher. Juste un peu.

Ewen décida de jeter un coup d'œil au couloir que Kob avait emprunté. Il traversait le bâtiment et débouchait sur une allée piétonne très touristique en bordure de canal. Les établissements de divertissements nocturnes s'y succédaient, tous ouverts et animés, aspirant l'air frais et recrachant des remugles de tabac et de cannabis brûlés. Des attroupements de clients en débordaient. Dans les vitrines, des prostituées en sous-vêtements dansaient sous des spots flamboyants pour aguicher les passants que des rabatteurs, un peu plus loin, s'empresser d'accoster.

Ewen n'avait pas tant de crainte à flâner dans ces lieux surexposés. Il suivit Kob jusqu'à un carrefour où ce dernier s'arrêta pour téléphoner avec son kit mains libres. Le délinquant tourna en rond, les yeux levés vers le ciel, le micro tenu si près de la bouche qu'il l'embrassait à chaque fois que ses lèvres remuaient. Puis, il s'accroupit. La main sur la tête, il fixait le pavé. La conversation dura quelques minutes, quand tout d'un coup, il se redressa. Son regard fouilla l'obscurité de chaque côté de la rue, mais il s'interrompit brusquement et s'énerva dans son micro. À cet instant, un individu se pointa dans son dos et lui tapota l'épaule. Il se montrait, enfin, celui qu'Ewen autant que Kob attendaient. Plus petit que ce dernier d'une bonne tête, il portait un ensemble sweat jogging noir aux larges empiècements violets. Ewen ne distinguait pas son visage à cause de la capuche qui l'obombrait.

Penché vers lui, Kob parlait avec vivacité. Son interlocuteur demeurait impassible, les mains dans les poches, la tête tournée ailleurs sans prêter pas la moindre attention à sa doléance. En désespoir de cause, Kob tenta de le saisir par le bras, l'autre esquiva, d'un simple mouvement de bassin. Finalement, il répondit : un hochement de tête sur le côté invita Kob à le suivre.

Rapidement, ils bifurquèrent dans une ruelle, puis dans une autre. Il y avait de moins en moins de monde, et l'éclairage faiblissait. Leurs ombres s'enfoncèrent dans la noirceur profonde d'une venelle et l'obscurité les recouvrit. Ewen s'arrêta net. Ça devenait beaucoup trop risqué. Les vagabonds pouvaient l'attendre de l'autre côté. Il ne savait même plus où il était. Il fit demi-tour à grandes enjambées. Il s'était beaucoup trop avancé. Deux types venaient en sens inverse. Accaparé par sa filature, il en avait oublié que dans le coin, les vagabonds n'étaient pas le seul danger. Non qu'il soit craintif, mais sous le clair-obscur rougeoyant des néons, n'importe quel gus avait l'air de sortir d'un des films d'horreur de la collection d'Ava.

— Hé, mec ! T'aurais pas de la weed ? 

Un des types s'était retourné pour lui parler.

— Non, désolé.

— Bah, t'aurais pas du feu ? 

Il sortait une cigarette. Ewen ne savait pas s'il avait pris son briquet.

— Non plus. J'ai rien sur moi.

— Ah, ouais ? Je te crois pas. Je suis sûr que t'as un portefeuille bien rempli sur toi.

— Mon pote aime pas beaucoup les menteurs. Tu permets qu'on vérifie ça ? 

Les deux énergumènes se rapprochèrent pour le coincer contre le mur. Le premier le gardait à l'œil pendant que le second fouillait ses poches. Il en sortit son portefeuille, son briquet et la tabatière de collection en écaille dans laquelle il conservait son cannabis.

— Mais qu'est-ce que j'ai là, dis-moi ? ricana-t-il en ouvrant la boîte. On dirait qu'on a décroché le gros lot : un portefeuille, un briquet, et... oh, tiens ! de la weed. 

Foutu. Ewen regrettait de ne pas avoir suivi les cours de maître Takeda avec plus d'enthousiasme et de sérieux. Le mec alluma sa cigarette.

— J'aime pas quand on me ment. C'est pas gentil, ça mec ! vraiment pas ! Tu m'as énervé, là ! merde ! Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? 

Il leva la braise à hauteur de son visage dans l'intention de le brûler. Ewen bougea d'instinct pour bloquer son poignet et se protéger. L'autre le plaqua contre le mur. Il réussit à arracher le papier. Des miettes de tabac s'échappèrent de la cigarette éventrée.

— Putain ! T'es pas sérieux, mec ! C'était ma dernière ! Tu fais vraiment chier ! Je vais te défoncer !

Acculé, Ewen ne pouvait ni fuir ni esquiver. La seule précaution qu'il pensa à prendre, c'était de préserver son visage pour éviter que sa mère ne pique une crise en le voyant, joliment retapé. Il rentra la tête entre les épaules, fit le dos rond. Une tortue prête à tout encaisser. Devant son stoïcisme, son agresseur s'exaspéra, la force de ses poings redoubla, et petit à petit, il le fit ployer. Ewen glissa lentement vers le sol. Les deux brutes l'achevèrent à coups de pied. Une vive douleur lui arracha un gémissement, abaissant sa garde l'espace d'un instant, bref, étroit, mais suffisant pour qu'une basket ennemie s'engouffre dans la brèche et frappe sa mâchoire. Sa vue s'embrouilla. Il entendit crier. L'ombre d'un de ses agresseurs se fit chasser sur le côté. Son compère gueula :

— Hé, bâtard ! 

Ewen redressa la tête. L'un s'enquillait un enchaînement de jabs et de directs, de la part d'un petit gars en survêt, en survêt noir et violet, le même que Kob avait retrouvé... L'autre chargea pour lui venir en aide, un mouvement maladroit que le petit gars en survêt n'eut aucune peine à esquiver. D'un coup de pied circulaire, il envoya le premier mordre la poussière et s'élança en position sur le second, pour lui expédier son poing dans les dents.

Coude, ciseaux, piqué retourné, Ewen avait l'impression qu'il dansait ou qu'il volait, tant il bondissait haut, les jambes déployées. Pourtant, il semblait jeune et pas vraiment musclé. Dans le feu de l'action, la capuche était tombée, mais avec l'agitation et l'obscurité, impossible de démêler ses traits. Un coup de talon sur le crâne laissa une pauvre victime assommée, en train d'embrasser le pavé.

Plus personne ne bougea. Le petit gars en survêt se retourna, le considéra avec circonspection et s'en alla. Ewen était bouche bée. Il n'avait pu l'apercevoir que deux infimes secondes, mais c'était plus qu'il n'en fallait pour affirmer que c'était une fille, une jeune fille, plutôt menue, avec un visage typé asiatique et des cheveux mi-longs en bataille aux drôles de reflets, et cette fille qui faisait presque deux têtes de moins que lui, et qui était très certainement un des vagabonds recherchés, venait de le sauver. Il se sentait comme une demoiselle en détresse devant son preux chevalier. Un de ses agresseurs au sol grommela, lui rappelant au passage qu'il valait mieux filer avant que ces deux-là se remettent sur pieds.

— Attends !

Elle avait tourné à une intersection. Ewen s'élança àsa poursuite, mais lorsqu'il parvint au bout de la ruelle où elle s'étaitengagée, il ne vit personne : elle s'était volatilisée. Sur sa droite, lavoie se prolongeait dans les ténèbres sanglantes des bordels les plus malfamés, tandis que sur sa gauche, elle s'ouvrait, rutilante, à la clarté desclubs les plus touristiques de l'allée par laquelle il était arrivé. En face delui, il y avait les rideaux baissés d'un magasin du nom de InStore RC. Pas unchat à moins de cinquante mètres : il n'avait aucune idée de quel côtéelle avait pu se diriger. Au moins, il avait retrouvé son chemin pour rentrer.

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