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Après la scène qu'il lui avait fait à la faculté, qu'importait la bruine, la brise et la nuit glacées, Ava préférait attendre Leo au carrefour pour éviter qu'il rencontre les Van Hout. Anke, inquiète, avait refusé de la laisser partir sans le coupe-vent framboise de son fils pour se protéger.

— Reviens quand tu veux, lui avait dit unanimement la petite famille avant de l'embrasser.

C'était bizarre, cette affection qu'ils lui portaient. Elle se souvenait du regard de Bartholomeus juste avant qu'elle franchisse la porte pour s'en aller, un regard luisant d'humidité, qu'une émotion intense agitait. Certaines choses n'avaient pas besoin d'être formulées : c'était comme si elle les connaissait depuis une éternité. Cette effroyable impression la terrifiait, mais il n'était plus possible de faire machine arrière, ses entraves étaient en train de se déliter, les flux énergétiques recommençaient à circuler, et elle se mettait en marche vers sa destinée.

L'expérience l'avait détendue, physiquement, mentalement. De petites décharges électriques la parcouraient entre chaque point que l'acupunctrice avait stimulé. Ces influx subliminaux semblaient ouvrir en elle de nouveaux canaux de communication psychiques. Sa conscience libérée s'épanouissait au-dehors dans un dialogue constant avec le monde. Elle était dans l'air et l'air était en elle : son esprit respirait. Elle embrassait l'infini, l'illimité.

Rien qu'en fermant les yeux, elle pouvait sentir Leo arriver sur son roadster à un kilomètre, il quittait l'artère principale, cinq cent mètres, entrait dans le quartier, quatre cents, plus que trois cents, deux cents, le grognement de la « bête » se fit entendre.

Ava ouvrit les yeux : au bout de la rue, un phare de moto creva l'obscurité. Leo s'arrêta à sa hauteur. Une talonnade dans la béquille, il sortit d'un sac à dos un second casque qu'il lui balança dans le ventre. Ava enfourcha l'engin et se cala derrière lui. La journée lui parut soudain interminable. Elle se dégonfla en un profond soupir sur les épaules de son frangin.

— Hé ! T'endors pas ! On décolle de là !

Leo la trouvait bizarre. Ava était calme, trop calme. Cela l'agaçait quand lui ne s'était pas encore remis du stress et des angoisses qu'elle lui avait causés. Toute son après-midi, il l'avait passé à se tourmenter : comment allait-elle ? Qu'est-ce que cet avorton lui voulait ? Était-elle toujours fâchée ? Accepterait-elle de faire la paix ? Mais elle, pendant ce temps-là, elle s'amusait. Rien à cirer du chagrin qu'elle lui avait infligé en l'abandonnant pour ce blanc-bec à l'université ! Pas une fois, elle ne l'avait rappelé avant que ce ne soit l'heure de rentrer ! Pas une fois, elle n'avait pas pensé à lui comme il avait pensé à elle de la journée !

Et maintenant, comme si de rien n'était, elle se collait à lui sur le trajet du retour. Complètement décontractée. Même ses méchantes accélérations ne l'avaient pas perturbée sur la selle où elle était en train de comater.

Leo avait atteint un seuil d'irritation manifeste lorsqu'il franchit la grille du château où le vent nocturne séchait l'air et le sol encore engorgés d'humidité.

— T'es en colère ? remarqua Ava en descendant du roadster.

— Pourquoi je le serais ? Tu me plantes comme un con pour te casser avec ce fils de pute sans me dire où tu vas, mais je suis zen, tu vois ?

— Vachement. Tu vas ruminer longtemps ?

— Je sais pas.

— Bah, moi, je suis crevée. Je monte me coucher.

— Déjà ? Tu manges pas ?

— Pas faim.

— Tu te barres comme ça ?

— Leo, j'ai franchement pas envie de me prendre la tête avec toi, alors si t'as pas mieux à proposer...

— Parce que tu crois que ça me fait plaisir ?! Mais fallait pas partir comme ça, sans me dire où tu vas !

— Tu sais avec qui j'étais. Tu n'as pas attendu que je te le présente pour aller lui parler : t'étais à deux doigts de lui refaire le portrait quand je suis arrivée !

— Parce que ce connard en a après nous !

— Arrête ta parano...

— Je suis sérieux, Ava ! Il est dangereux ! Que tu me croies ou pas, je peux pas te laisser le revoir !

— T'es pas papa.

— Mais, t'es sous ma responsabilité.

— Ça me saoule...

— Moi aussi !

— Alors, lâche-moi !

— Jamais !

Leo agrippa sa manche en toile cirée. L'éclairage extérieur capta leur mouvement. La lumière jaillit sous l'auvent. Il vit rouge en voyant le rose cramoisi de ce blouson léger que l'autre connard arborait ce matin quand elle s'était cassée sous son parapluie.

— C'est à lui, ça ?

— Quoi ?! Oui...

— Tu sors avec lui ou quoi ?

— Mais non !

— Alors pourquoi tu portes sa veste ?

— Il me l'a prêtée à cause de la pluie.

— Retire-la !

— Tu débloques ?!

— C'est quoi le problème si tu sors pas avec lui ?!

— Leo ! Arrête ! Tu vas la déchirer !

Ava essaya de se dégager, mais le coupe-vent risquer de s'abîmer si elle tirait de son côté. Leo refusait de le lâcher tant qu'elle ne l'aurait pas ôté et son cerveau s'était bloqué sur cette idée. Impossible de le raisonner. Ava finit par lui donner ce qu'il voulait.

— O.K., je sors avec lui ! Voilà ! T'es content ?

Ces mots eurent sur Leo un effet immédiat : l'étonnement et la terreur le foudroyèrent sur place. Il se recula d'un pas pour regarder qui se trouvait en face de lui, quelle était la personne qui venait de lui parler, quelle était cette impitoyable vérité qui l'avait terrassé. Ava s'échappa sans le quitter des yeux, plus inquiète de son apathie que s'il avait explosé. Leo demeura pétrifié.

Quand il revint à lui, l'éclairage automatique s'était éteint, Ava avait disparu, la noirceur d'une nuit sans lune l'enveloppait dans le silence et l'immobilité. C'était un désert aussi infini que la solitude qui l'accablait. Il n'y avait que le vent qui poussait des sifflements lancinants de petit animal qu'on égorge dans la forêt, des échos en réponse aux hurlements de son cœur muet tandis que les paroles d'Ava continuaient de claquer dans son esprit comme des coups de fouet.

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant