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La pluie reprit en début de soirée, avec le jour qui faiblissait, l'air se chargeait de nouveau en humidité. Leo était trempé. Les voitures qui roulaient trop près du terre-plein central roulaient dans une grosse flaque qui l'éclaboussait. Il ne bougeait pas, adossé au panneau directionnel qui partageait en deux la chaussée. Ses yeux scannaient tous les véhicules, fouillaient inlassablement leurs habitacles pour capturer ce reflet qui le hantait.

Mais, au bout de six heures au guet, sa vue se troublait, le sang injectait ses globes oculaires, l'irritation gonflait ses paupières, la déshydratation desquamait ses lèvres, le désespoir tout entier s'imprimait sur sa face zombifiée.

Six heures qu'il s'empêchait de pleurer.

Il avait bien failli se faire embarquer : des automobilistes inquiets avaient téléphoné aux autorités. Heureusement, Visser, informé de l'identité du suspect, avait rappelé ses hommes, mais en dépit du bon sens, Leo avait refusé de changer de place pour un point de vue plus discret : c'était le dernier endroit où il était sûr d'avoir aperçu Ava dans le monospace gris métallisé.

Il ne sentait ni l'humidité ni le froid ; ses propres tremblements échappaient à sa lucidité ; même ses battements effrénés s'éperdaient dans le vide absolu qui l'entourait. Ce cauchemar, Leo l'avait déjà traversé, et en revivant les moments atroces de son passé en même temps que l'horreur de la réalité présente, il endurait par deux fois la disparition d'Ava. Toute sa vie se sclérosait dans cette stase indéterminée où il n'était plus que dans l'attente de la retrouver et de retrouver ce cœur qu'elle lui avait enlevé.


Le kidnapping d'Ava fut un électrochoc pour le jeune Leo âgé de neuf ans. Les ravisseurs n'étaient pas de simples ravisseurs, mais des vampires ; et ce qu'ils exigeaient en rançon, pas une simple somme d'argent que leur père aurait pu aisément payer, mais des litres et des litres de sang qui appartenaient au clan tout entier.

Le verdict tomba aussi absurde que cruel pour l'enfant qui voyait la vie d'un être cher menacée. Ava qui croyait faire partie de leur famille, Ava qui les aimait tendrement, Ava qui ignorait tout de leur double vie, allait peut-être mourir sans que leur père ne fasse rien, tout bonnement parce que le clan refusait de compromettre la survie du plus grand nombre pour une humaine, alors que c'était leur trafic la cause de son enlèvement. 

Leo pleura toutes les larmes de son corps ; Jäger, lui, demeura stoïque et silencieux. Pas une fois, il n'adressa la parole à son garçon jusqu'à la fin de cet épisode traumatisant.

Ava finit par rentrer, ramenée par le maître au bout des deux mois les plus longs de sa vie, et le simulacre de famille qu'ils formaient put recommencer. Mais, Leo avait ouvert les yeux sur le mensonge dans lequel ils vivaient, il n'arrivait plus à les refermer, et chaque fois qu'il embrassait sa sœur chérie, il savait qu'elle ne l'était pas, qu'elle ne le serait jamais, et qu'il lui mentait.

L'enlèvement laissa aux enfants des séquelles psychologiques profondes, et pendant que Jäger, accablé de culpabilité, démissionnait de son rôle de père, Leo et Ava trouvaient l'un dans l'autre le remède à leur insécurité. Elle cherchait en lui une protection contre le monde extérieur qui l'angoissait, et lui profitait de cette proximité pour soigner sa peur maladive qu'elle disparaisse comme sa mère avant elle. Ensemble, ils se renforçaient dans un système solidaire, une bulle que même Ewen et Molly n'arrivaient plus à pénétrer. Ces derniers avaient tiré la sonnette d'alarme, mais les adultes arguaient que ça leur passerait. Et ainsi, trois années s'étaient écoulées, durant lesquelles Leo et Ava avaient dormi lovés l'un contre l'autre dans un sac de couchage sous le lit du premier, jusqu'à ce que Jäger se dise finalement en remarquant l'état d'un caleçon de son fils qu'il était peut-être temps que garçon et fille retournent chacun dans sa chambre, une décision tardive et culpabilisante pour Leo, qui n'y voyant aucun mal, continua de coucher dans le lit d'Ava dès que leur père avait le dos tourné.

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant