Clan V

#57

Quatorze boutiques, un vrai chemin de croix. Ava avait arrêté de compter pour se mettre en pilote automatique. Molly passait les rayons en revue, et examinait chaque article sélectionné comme une parlementaire devant une proposition de loi. Ava s'abstenait de protester pour éviter de rallonger les délibérations. Alors, même si l'échancrure dorsale de ce pull-over taillé dans un drap fin de velours bleu la gênait, face aux cris perçants et aux applaudissements de ses amies, elle agréa sans chercher à comprendre.

— J'aime bien la coupe.

Ce qui n'était pas faux, vu sa taille extralarge.

— Tu dois te sentir bien dedans ! renchérit Molly qui connaissait bien les goûts de son amie. On dirait un sweat.

Avec un trou dans le dos cependant. Ava soupira :

— Manque plus qu'un pantalon.

— Un pantalon ? Avec ça ? s'offusqua Molly. Pas tant que je serai en vie !

— C'est une robe, expliqua Aruna.

— Mais c'est vachement court ! s'ébaubit Ava.

— Bah, oui ! C'est pour mettre en valeur tes deux échasses ! À la rigueur, si tu veux porter quelque chose en dessous...

Molly se dirigea vers le rayon des accessoires et revint rapidement avec un petit paquet dans la main qu'elle lui tendit, non sans une moue pincée, pleine d'espièglerie :

— Tu peux prendre ça.

— C'est quoi ça ? demanda Ava d'un air inquiet.

— Un collant résille !

Molly jubilait. Ava récupéra l'article et retourna se changer.

Son calvaire dura cinq heures. Elle ne pensait plus qu'à s'effondrer dans le canapé-lit d'Aruna lorsqu'elle franchit le seuil de la minuscule chambre étudiante dans le centre de Rammestad. Sauf que Molly ne la laissa même pas s'en approcher et l'expédia à la douche pendant qu'elle déballait les achats.

Ava retrouva les filles assises sur le tapis qui couvrait les seuls mètres carrés vacants de tout l'appartement, au milieu des dizaines de paquets qui l'empêchaient de passer. Ils formaient comme un rempart montagneux autour de ce sol sacré, réservé à la race féminine, dans lequel ses compagnes, telles des nymphes, se paraient pour le grand sabbat. Et plus celles-ci en parlaient, plus elles discutaient garçons et chiffons, plus elles débordaient d'excitation, plus Ava se sentait étrangère à ce monde où elle n'était pas sûre d'avoir le droit de citer, parce qu'elle n'était pas sûre d'être une vraie fille au sens où Molly l'entendait.

Elles avaient beau être meilleures amies depuis l'école primaire, leurs points communs se comptaient sur les doigts de la main. Alors, Molly ressentait parfois le besoin de se retrouver avec une amie qui lui ressemblait, une amie qui partageait ses préoccupations de jeune fille, si soucieuse du regard des gens, et encore plus, de celui des garçons. Une amie capable de la comprendre et de l'aider telle qu'Aruna.

L'esthète orientale connaissait justement des secrets de beauté ethnique dont la blonde occidentale raffolait, et pendant qu'Ava s'entraînait au tir à l'arc, Molly se faisait enduire d'huiles parfumées, coiffer d'un bandeau de tresses africaines qui laissait sa chevelure exubérante nimber sa figure de boucles dorées, et après une manucure soigneuse, laquelle avait rendu ses extrémités plus douces que celles d'un nouveau-né, elle avait expérimenté avec beaucoup d'enthousiasme le tatouage au henné.

Aruna parachevait cette mise en beauté par la pose d'un bindi en strass, et maintenant que Molly se trouvait trop jolie – ou tout du moins pas vilaine – ce qui ne durait jamais plus de quelques heures, elle sortit l'arme ultime de l'adolescente branchée, le smartphone, afin d'immortaliser ce sentiment éphémère de fatuité. Elle appliqua un filtre kawaï et prit en compagnie d'Aruna une pose pour exhiber les motifs fleuris de ses mains. Ava attendit la fin du rituel, hors du cercle des initiées, avec l'impression d'être la dernière survivante dans un monde de zombies accros aux selfies.