Clan V

#13

Leo retrouva Ewen en début de soirée pour passer à l'entrepôt et faire un check-up de la situation. Sa voiture était garée sur le parking derrière le bâtiment des Arts. À cette heure tardive, le gros des étudiants quittait l'université, ceux qui restaient se regroupaient dans les espaces publics.

Le campus s'animait sous les ondulations ambrées du couchant dans le parc de la faculté des sciences humaines. De la musique affleurait d'un poste radio et des cordes d'une guitare qu'un gars grattait. Une silhouette s'étendait et se tordait en dessinant une ombre dansante sur le pavé, et autour de lui, la foule s'amassait pour voir le spectacle de rue qui s'improvisait.

Les vibrations d'un téléphone retinrent Ewen en arrière.

— C'est Visser, dit-il à Leo avant de décrocher.

Leo s'arrêta pour l'attendre. Son regard balaya la place remplie de monde et se posa sur une tête familière : longue chevelure noire avec un tee-shirt ample anti-féminité et ses sneakers préférés. Ava se tenait un peu en retrait de l'attroupement. Elle discutait avec Molly et...

Leo fronça les sourcils. Sexe : masculin, taille : moyenne, corpulence : moyenne, peau : blanche, cheveux : bruns, pilosité : nulle, tenue : polo jean, état : inconnu au bataillon. Il conversait avec les filles, gai comme un pinson. Pour une fois, Ava semblait s'amuser, du moins, elle n'avait pas l'air du zombie blasé de la vie que Molly avait l'habitude de promener.

Ewen raccrocha et le rejoignit.

— Visser sera à l'entrepôt. On dirait qu'il y a du nouveau.

Mais Leo demeurait figé, le regard fixé sur un point bien précis qu'Ewen ne mit pas bien longtemps à identifier. Il grommela entre ses dents :

— Tu connais ?

— Non jamais vu dans le coin. Sûrement un ami de Molly.

— Peut-être...

— De toute façon, ajouta Ewen, vu sa dégaine, je ne pense pas que ce soit un vagabond. Demande directement à Ava si tu veux en savoir plus.

— Ouais, je vais faire ça, répondit Leo.

Et il partit de ce pas poser la question, quand une main agrippée à son bras l'en empêcha.

— Leo !

Les garçons se retournèrent. C'était Tessa : petite robe légère à fleurs, avec gilet court en jean et cuissardes en daim, un look aussi féminin que stylé qui mettait en valeur son teint roux et frais. Une copine de classe l'accompagnait. Leo resta sans réaction. Ewen leur adressa un sourire plein de charme pour contrebalancer.

— Hé, je n'ai pas réussi à te joindre aujourd'hui, reprit Tessa.

— Ouais, je suis allé à l'hôpital pour voir un ami. Il a eu un accident.

— Oh, mon Dieu ! J'espère que ce n'est pas grave...

Il acquiesça sans écouter. Ava avait légèrement bougé de place, le garçon aussi. Tessa poursuivit :

— Si tu es libre ce week-end, Kees Köning donne la première soirée de l'année. Je me suis dit que nous pourrions y aller...

Leo se braqua vers elle, les sourcils relevés.

— Tu sais que Kees et moi, c'est pas une grande histoire d'amour ?

— Mais, ça ne t'a jamais empêché de te venir à ses fêtes quand tu le voulais.

— J'ai pas mal de choses à faire en ce moment...

Son regard croisa celui du garçon, et tous deux se fixèrent, l'espace d'un instant. Leo le savait, il l'avait senti dès la seconde où il l'avait aperçu : ce guignol avait l'air gentil et mignon, mais c'était du bluff ! Il était louche. Mais il ne le laisserait pas faire. Pas question ! Ce type devait comprendre qu'il l'avait dans son viseur, et que...

— Leo ?

Tessa s'accrocha à la manche de son blouson. Il ne répondit pas. Elle tira. Il écarta sa main. Brusque, froid, sans le moindre égard. Ewen intervint :

— Désolé, Tessa, on a rendez-vous. On ne peut pas rester.

Il donna une tape dans le dos de son cousin et le força à avancer.

— Visser nous attend.

Leo se laissa pousser en direction du parking. Le garçon en polo sortit son téléphone, pianota sur l'écran tactile et le montra aux filles qui se penchèrent au-dessus sans apercevoir les cousins passer à proximité. Leur copain, en revanche, releva la tête et les suivit des yeux, fixement. Leo fit volte-face. Ewen le retint par le bras.

— T'as vu ça ?! rugit Leo. Comment il nous a regardés ?! Ce gars est dangereux !

— Tu es parano ! gronda Ewen, vraiment excédé. Bien sûr qu'il te regarde ! Tu as vu comment tu le dévisages depuis tout à l'heure ? Tu veux qu'il fasse quoi ? Qu'il baisse les yeux ?

Leo se renfrogna. Ewen soupira :

— Arrête ça. Tu l'as bien regardé, ce gars ? Il n'a pas l'air bien méchant... Ava sait se défendre et elle a dix-huit ans maintenant. Tu ne peux pas continuer à la couver. Il faut que tu la lâches un peu.

— Tu crois que je ne le sais pas ? C'est ce que j'essaie de faire, figure-toi !

— Je n'ai pas dit ça dans ce sens ! Tu fais chier à tout prendre de travers !

Mais, Leo était reparti comme un boulet de canon en travers du parking pour se planter devant la portière passager. Dès le déverrouillage actionné, il posa lourdement son séant sur le siège et observa un silence obstiné.

Ewen démarra. Le comportement de Leo le contrariait : ce con, il faisait du mal à Ava, il faisait du mal à Tessa, et il se faisait du mal à lui-même.

— Juste pour ton information, t'as envoyé paître Tessa. Tu devrais la rappeler pour t'excuser.

Mais il parlait dans le vide, il le savait. Six moisde relation avaient été réduits à néant à la seconde où Leo avait vu Ava avecce pauvre gars qui n'avait rien demandé. Il avait replongé à pieds joints dansson obsession. Et Tessa, même juste à côté, n'avait pas pu l'en empêcher.