De petits bruits secs le sortirent du songe cotonneux dans lequel se diluaient ses pensées, informes, autour de lui. Ewen se redressa. Des gravillons frappaient sa fenêtre. Ça faisait deux ans que Leo n'avait plus utilisé ce stratagème pour venir le chercher en cachette. Ewen se pencha au-dehors, ses fins cheveux se firent aussitôt happer par les bourrasques. Il souffla d'une voix à peine plus forte que le murmure du vent :
— Qu'est-ce que tu fous là ?
— T'as un moment ?
Rien qu'aux intonations qui déraillaient, Ewen sentait la détresse de son cousin. Les mains dans les poches, la tête rentrée sous la capuche, il trépignait sur place en ressassant de sales pensées.
— Attends. Je prends de la weed.
Ewen allongea le bras pour récupérer son matos de parfait petit fumeur, jamais bien loin de l'endroit où il s'y adonnait, puis sauta par la fenêtre.
— T'as retrouvé Ava ? demanda-t-il le pied à peine posé.
— Ouais, acquiesça Leo en hochant le menton. Je l'ai ramenée. Elle va bien.
— Mais elle est furax ?
Leo émit un léger grognement en enjambant le portail.
Il n'y avait pas grand-chose sur le bord de route de Leuwendale, même pas un lampadaire pour les éclairer : des hectares de forêt d'un côté, des hectares de champs de l'autre, et quelques habitations, des lueurs éparses semblables à des vers luisants sur le bois noir de la campagne. Leurs pieds les guidaient par habitude vers le parking d'un sentier forestier, où se trouvait cette bonne vieille barrière en rondins qu'ils avaient beaucoup squatté, un de leur endroit préféré pour leur bande d'ados désœuvrés qui voulaient traîner comme de la racaille de Rammestad dans cette cambrousse où les seuls gangs du coin étaient celui des crapauds des marais et celui des grillons des tourbières qui s'affrontaient le soir venu dans un battle sonore très disputé.
Leo attisa le joint qu'Ewen avait roulé et lâcha dans un soupir :
— Elle sort avec ce fils de pute...
— Quoi ?! T'es sûr de ça ? Si c'était vrai, Molly saurait quelque chose, et elle nous l'aurait déjà répété.
— C'est ce qu'Ava m'a dit...
— Après que tu l'aies saoulée ?
— Peut-être bien, oui...
— À cause de son nouveau pote ?
— J'ai juste voulu avoir une discussion avec lui. T'avais raison, il fait pas partie des vagabonds, il prétend qu'il est humain, mais c'est clairement pas un ami pour autant. Ça me rend malade de savoir qu'elle a passé la journée chez lui ! J'ai pété un câble quand on est rentré...
— Il n'y aurait pas un peu de jalousie dans tout ça ?
Leo détourna la tête et garda un silence rechigné.
— Tu peux pas lui piquer des crises sans explications. Ava va se retourner contre toi tant qu'elle comprendra pas pourquoi.
— Je sais, mais c'est plus fort que moi...
— T'as jamais songé à lui dire ce que t'éprouves pour elle ?
— Oh, t'as pas idée ! pouffa Leo avec ironie, en bouffant sa fumée. Je ne compte même plus le nombre de fois ! Si elle ressentait quelque chose pour moi, elle aurait compris depuis longtemps. Mais, c'est pas le cas...
— Ça veut pas dire que t'as aucune chance.
— Ewen, j'ai été jusqu'à l'embrasser quand on était ados, et ça l'a pas perturbé.
— T'es sûr de ça ? Parce que je m'en souviens. Ava m'en a parlé.
— Sérieux ?!
Leo vira de la tête à quatre-vingt-dix degrés. Son regard se jeta au cou de son cousin comme si celui-ci venait de lui annoncer la nouvelle du siècle.
— Tu croyais qu'elle s'en foutait, hein ? demanda Ewen avec un rictus narquois.
— Un peu, ouais ! Je l'avais mise au défi au jeu du cap ou pas cap, tu sais, c'était la grande mode en quatrième. Je lui ai fait la machine à laver dans le gosier, et elle a même pas cillé ! Du début à la fin, elle a gardé les yeux grands ouverts... Putain ! C'est resté un souvenir mortifiant.
Ewen recracha de travers sa fumée et toussa un éclat de rire.
— Je reconnais bien Ava ! La romance, elle ne connaît pas ! Ça n'empêche qu'elle est venue m'en parler après, la preuve qu'au fond, ça la travaillait. Tant que tu lui diras pas clairement, t'auras pas de vraie réponse.
— Et je fais comment ? rétorqua Leo sur un ton âpre d'ironie. Faudrait d'abord que je lui explique que papa et moi, on lui ment depuis qu'elle est bébé. Comment tu veux que je lui dise que je l'aime en toute sincérité après un coup comme ça ?
— Arrête de culpabiliser. T'as pas commencé ce mensonge, Leo...
— Mais je suis celui qui n'arrive plus à le supporter. Je peux lui balancer que je l'aime, mais je pourrais pas assumer si elle découvrait toute la vérité. J'ai tellement peur de la perdre... et tellement honte de moi... J'ai pas les couilles de l'affronter, alors je reste sans rien faire, c'est tellement plus facile, tu vois ?
Ewen roula un second join. Un seul ne suffisait pas : les problèmes de Leo faisaient désagréablement écho aux siens. Il n'était guère en position de faire la leçon à son cousin quand il n'avait pas davantage le courage d'avouer à Ji' ses dissimulations.
La flamme en jaillissant du bec de son briquet, découpa leurs faces rougeoyantes dans l'obscurité.
— C'est à toi de décider si tu veux lui dire ou pas. Ava ne t'aime peut-être pas de la même façon que toi, mais, s'il y a une chose dont je suis certain, c'est qu'elle tient à toi plus qu'à n'importe qui au monde. On l'a bien vu quand t'étais dans le coma... Elle veut que tu sois bien, pas que tu souffres à cause d'elle. Et c'est pareil pour Molly et moi. Alors, pense à ce qui serait bien pour toi.
— Dommage, j'ai plus de dose de sang pour me faire un flash... File-moi encore une taffe.
— T'es con ! ricana Ewen en lui tendant le mégot.
Il gloussa. Les cannabinoïdes assouplissaient ses connexions nerveuses, ses mouvements s'étiraient avec une lenteur élastique, et l'euphorie lui montait au cerveau sur le nuage cotonneux des bouffées narcotiques. Ewen sortit son téléphone et écrivit à Ji' :
— J'arrête pas de penser à toi. Je te voie demain. Faut que je te dise un truc important.
Le monde se renferme.
N'as-tu jamais pensé
Que nous pourrions être si proches, comme des frères ?
Le futur est dans l'air.
Je peux le sentir partout ;
Il souffle avec le vent du changement.
Ji répondit :
Emporte-moi dans la magie du moment
D'une nuit de gloire,
Là où les enfants de demain rêvent loin
Dans le vent du changement.

VOUS LISEZ
Clan V
AzioneLes temps ont bien changé depuis l'époque glorieuse où les vampires de légende chassaient les êtres humains pour se repaître de leur sang. Faibles et anémiés, dépourvus de crocs, ils comptent aujourd'hui sur le clan pour survivre. Avec ses membres i...