Le soleil n'était pas couché que la musique au sommet de la tour atteignait déjà les moutons rougeoyants du ciel de Rammestad. Le penthouse des Köning surplombait les canaux de la ville, brillant comme un diamant dans son écrin hyalin. Il occupait les deux derniers étages d'un immeuble flambant neuf en plein cœur du centre-ville. Six chambres suites, un balcon filant, une immense terrasse avec piscine : c'était un Élysée ultramoderne, très chic, dans lequel cette riche famille de banquiers vivait, – avec leurs trois chiens et leurs deux perruches, – quand ils n'étaient pas en voyage à l'étranger. Les lieux étaient propres et parfaitement rangés, des pièces d'un design soigné où pas un bibelot ne dépassait de la conjoncture spatiale dans laquelle il était positionné. La lumière les inondait par de larges baies vitrées sans qu'aucun grain de poussière ne vienne troubler la limpidité de l'air, filtré sans relâche et déshumidifié. Madame Köning payait une entreprise de nettoyage réputée qui se chargeait quotidiennement de maintenir le penthouse dans un état d'impeccabilité. Mais, tous ces soins étaient anéantis le temps d'une soirée que le fils donnait quand les parents avaient le dos tourné.
L'appartement, si calme ordinairement se mettaient à trembler, les caissons de basses faisaient vibrer les vitres dans leur châssis, la musique électronique emplissait l'atmosphère de ses beats survoltés et se mêlait au brouillard toxique de vapeur et de fumée que la populace estudiantine exhalait, amassée dans la vaste salle de vie, métamorphosée en nightclub par la magie des stroboscopes qui criblaient l'obscurité de leur tempête d'effets. Dégagés de leur position centrale, les luxueux canapés en cuir faisaient place nette à une horde de danseurs endiablés, et repoussés en périphérie sous des housses de sécurité, ils accueillaient des groupes d'assoiffés, bien décidés à se mettre une race pour la soirée.
De minute en minute, il arrivait une foule noire de gens, les corps continuaient d'onduler de plus en plus collés les uns aux autres. La chaleur cuisait tout ce petit monde à l'étouffée, les cerveaux se désoxygénaient avec l'air qui se raréfiait, l'alcool achevait de faire fondre les plombs. Et la raison s'évaporait. On dansait sur des nuages de coke et de tabac, et des restants de bouts de pizza. La fièvre atteignait des sommités. Quelques-uns s'échappaient sur la terrasse inhaler des bouffées d'air frais, d'autres s'esquivaient dans une chambre à coucher pour porter l'excitation à son dernier degré. Sexe, drogue, alcool servaient de carburant à ce pandémonium d'étudiants dégénérés, dont les flammes brûleraient aussi longtemps qu'on pourrait consommer. On s'enfonçait dans la nuit jusqu'à ne s'en plus relever.
Leo se mouvait comme un poisson dans l'eau dans ce climat délétère et remontait, en se faufilant à contre-courant, la file des sanitaires. Son regard furetait à droite, à gauche, pour repérer Kob au milieu des invités, ou sinon Alfred, Griet, Rhett, ou assimilés, n'importe lequel de ces visages familiers que Leo s'empressait de saluer, la main levée, hurlant avec un naturel incroyable au-dessus du vacarme musical.
— Hé ! Tu prends une bière ? lui demanda-t-on.
Leo se laissa choir dans le ventre mou d'un grand pouf. Le groupe trinqua. Il rejeta sa tête en arrière et versa le contenu de sa bouteille dans son gosier. Ewen se décomposait à mesure que le niveau baissait. Ils n'étaient pas censés être là pour s'amuser : retrouver Kob pour retrouver les vagabonds, c'était l'objectif de la soirée ; mais son cousin ricanait, tout fier qu'il était d'avoir fini sa bière d'une traite. Foutu. Ewen s'assit en bout de canapé et accepta d'un air blasé l'alcool qu'il avait préalablement refusé.
Les gens passaient les voir et repartaient, Leo avec de grands gestes expansifs et un sourire charmeur se pavanait, et plus il se la jouait, plus il rayonnait et attirait du peuple qui venait lui parler. Deux filles lui envoyèrent des signaux avec une fausse timidité, des œillades de biches discrètes, mais aguicheuses après lesquelles elles s'empressaient de cligner leurs longs cils et rougissaient. Leo leur fit signe d'approcher. Elles minaudèrent encore un peu, puis la blonde se colla à lui et murmura à son oreille :
— Il parait que tu sais où on peut trouver de la Cannibale...
Le regard de Leo s'illumina, un sourire diabolique fendit son visage jusqu'aux oreilles. La Cannibale, cette petite poudre magique qui faisait des étincelles dans le ciel nocturne de Rammestad, il la connaissait bien, elle était devenue la star incontestée des soirées étudiantes, et depuis deux ans maintenant, il n'avait plus posé les pieds dans une fête sans qu'un de ses suppôts n'y soit invité. Plusieurs l'avaient salué dès son arrivée, comme il était célèbre pour figurer parmi ses adorateurs les plus zélés.
Leo s'inclina tel un chevalier servant devant les deux jeunes demoiselles. Ewen le regarda fendre la houle des danseurs, et disparaître avec elles derrière une vague de silhouettes en mouvement. Pas besoin d'être un génie pour deviner que c'était la dernière fois qu'il voyait son cousin de la soirée.
Le plan tombait à l'eau. Il ferait mieux de rentrer. À la collocation, il serait beaucoup plus tranquille pour se rouler un joint et réviser. C'était une façon plus efficiente d'occuper son samedi soir, et plus relaxante aussi. Il annonça au groupe qu'il prenait congé.
Au moment où il se retourna vers la sortie, un grand nez osseux, un front fuyant, un crâne rasé, un profil parfaitement reconnaissable frappa sa vue, tapi dans l'angle de l'escalier. Même dans l'obscurité hachée de flashs aveuglants, avec cette dégaine négligée, la chemise froissée, le jean qui tombait sous la raie des fesses, pas de doute possible : il était là, à quelques pas, l'objectif de cette soirée...

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Clan V
БоевикLes temps ont bien changé depuis l'époque glorieuse où les vampires de légende chassaient les êtres humains pour se repaître de leur sang. Faibles et anémiés, dépourvus de crocs, ils comptent aujourd'hui sur le clan pour survivre. Avec ses membres i...