Clan V

#14

Brouwer leur ouvrit la porte de l'entrepôt.

— On vous attendait, leur dit-il en s'acheminant entre les rayons de palettiers. Monsieur Winbeck est là, aussi.

— Mon père ? s'enquit Ewen.

Brouwer acquiesça. Derrière la grande baie qui séparait le bureau de l'administration apparut une silhouette très élancée, vêtue d'un costume beige parfaitement coupé. Ses cheveux fins d'un blond très pâle, blanchi avant l'âge, étaient peignés avec soin en arrière. Grand, des yeux gris, une peau laiteuse ; Ewen à n'en pas douter était bien le fils de son père.

— Ewen ! s'exclama-t-il à leur arrivée.

Il accueillit les garçons d'un sourire affable mais un peu austère et les embrassa tour à tour. Ses joues étaient douces, fraîchement rasées, avec un parfum mentholé. Il sentait toujours bon l'eau de Cologne, tonton, observa Leo. Visser l'accompagnait. Les quatre hommes affectés au transport de la réserve sortirent après avoir rendu compte de leur mission, tandis qu'un cinquième restait à feuilleter les dossiers du clan.

Beaucoup plus âgé, et beaucoup mieux habillé, c'était un vénérable septuagénaire, petit et fluet, qui portait un costume trois-pièces gris de grand couturier, dont la veste manquait. Il était en manches de chemise, de belles manches bouffantes d'un blanc immaculé scellées sur ses poignets déliés par des boutons de manchette Cartier. Un saphir avait fleuri à la ramification osseuse d'un doigt, comme un miracle de beauté au milieu de la laideur dont la vieillesse avait frappé ses extrémités. La cire de son visage s'était durcie avec les années, et ses rides y avaient incrusté le fer de sa volonté. Son niveau d'exigence s'exprimait dans son costume repassé, dans ses joues rasées, dans sa chevelure d'argent brillantiné, dans le luxe dont se parfumait de la tête aux pieds cet homme d'affaires, promoteur et propriétaire immobilier du quartier rouge. Dès que Visser le leur présenta sous le nom de Dieter Hornman, Leo s'exclama :

— Le patron de l'Euphorion ?

C'était un nightclub électro branché, très prisé, où il avait traîné Ewen un nombre incalculable de fois à l'époque où il ne sortait pas encore avec Tessa. Mais, le riche investisseur possédait bien des établissements, parmi lesquels figurait l'Alchemist, l'un des plus vieux coffee shop de la ville, en plein cœur du centre historique qu'Ewen comptait au nombre de ses favoris.

— Nous avons repéré Kob en train de dealer aux abords du Hookah Lounge, expliqua l'inspecteur. Je ne sais pas comment il a fait, mais il nous a sentis arriver. Il s'est enfui d'un côté, son client de l'autre. On ne l'a pas retrouvé. Mais, on a réussi à coincer son client dans les souterrains, et on a récupéré ce qu'il vendait. C'est là que ça se devient intéressant...

Il leur passa une petite pochette plastique scellée, semblable à celles utilisées pour les preuves judiciaires. Dedans, il y avait un sachet rempli de cristaux rosâtres, un peu floconneux, une dose d'un gramme environ.

— Ce sont des sels rouges. Jusque-là, rien d'extraordinaire. J'ai quand même fait analyser, au cas où. C'est de la came, pas de la grande qualité, coupée et recoupée avec une généreuse portion de café, le tout recolorée à la cochenille, mais c'est du propre, pas de trucs toxiques à ce que j'ai compris.

— Typiquement le genre de daube qu'on trouve dans le coin, observa Leo

— Oui, c'est pour ça que nous n'avons pas fait le lien tout de suite, répondit d'une voix grave le procureur. Il y a eu trois agressions, une par semaine avant l'attaque du fourgon. Même mode opératoire : de nuit, ruelle mal éclairée, les victimes se font frapper à la tête, perdent connaissance... au réveil, plus de porte-monnaie. À chaque fois, on remarque une trace de piqure au bras. Les analyses révèlent la présence de sels rouges dans le sang. Toutes sont d'anciens toxicomanes. On ne se pose pas de questions...