2 - Kassandra

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Des sous-bois entouraient le domaine Jordana. La voiture cahotait sur la route mal-entretenue. En dehors des membres de la famille et de leurs employés, peu de monde empruntait cette voie. L'asphalte était ponctué de nids-de-poule et de bandes blanches à demi effacées. Bientôt s'élevèrent les grilles en fer forgé qui marquaient l'entrée du parc. Des colombes, emblème des Jordana, s'envolaient à travers les barreaux. Les battants étaient entrouverts.

— Ils ont anticipé notre arrivée ? s'étonna Ichika en indiquant du menton le portail ouvert.

— On ferme jamais complètement les grilles, expliqua Kassandra en s'engageant dans l'allée de terre poussiéreuse. Ma famille s'est toujours engagée pour notre peuple. Les Jordana sont les interprètes et diplomates les plus nombreux parmi les Mutabilis. On promeut la paix entre nos différentes communautés et les échanges. (Elle adressa un clin d'œil à sa copine, que l'annonce laissait perplexe.) C'est la moindre des choses de laisser notre domaine ouvert aux nécessiteux. Le manoir Jordana a bien servi pendant la Seconde Guerre Mondiale et la dictature franquiste.

Ichika ne pipa mot et observa les alentours. Elle avait l'air aussi méfiante qu'impressionnée. Elle ne fit pourtant aucun commentaire tandis que la voiture roulait au pas. Kassandra ne lui reprocha pas sa réserve. Peu expressive en temps normal, Ichika devait en plus se concentrer sur son angoisse pour la museler.

Deux autres voitures étaient garées près de l'entrée. L'impatience grimpait dans le corps de Kassandra en lui remplissait les membres de fourmis. Des mois qu'elle n'avait pas revu ses parents. Chaque retour dans la maison de son enfance la chargeait d'enthousiasme et de douce nostalgie.

— J'espère que mes parents auront préparé des tortillas, murmura Kassandra en coupant le contact. Mon père fait les meilleures au monde. En toute objectivité, bien sûr.

L'Espagnole n'attendit pas plus longtemps avant de bondir hors de la voiture. Elle inspira l'air frais à pleins poumons, savourant les effluves de sève et de fumée de bois.

— Des tortillas ? la relança Ichika en claquant la portière à son tour. L'omelette aux patates que tu me cuisines tout le temps ? Tu mets trop d'oignons dedans, d'ailleurs.

Indignée, Kassandra lui adressa des yeux écarquillés en ouvrant le coffre.

— C'est motif de divorce avant mariage, ça, Chica. Y'a jamais trop d'oignons.

— Ils me font pleurer quand je t'aide à les couper, maugréa sa petite-amie en chargeant son sac sur son épaule.

Amusée, Kass secoua la tête puis referma le coffre. Le manoir aux façades beiges les dominait de ses deux étages parcourus de mini-balcons. Sourire pendu aux lèvres, Kassandra s'approcha de sa copine pour lui indiquer une fenêtre de toit.

— Tu vois comme le toit est haut ? (Ichika acquiesça lentement, ses yeux sombres rivés à la fenêtre que lui montrait Kass.) Eh bien, ma chambre est juste là. Petite, j'étais au premier avec mes parents, mais à l'adolescence j'ai voulu me rebeller et j'ai grimpé d'un étage.

Ichika se tourna vers elle, l'air moqueuse. Ses taches de rousseur disparaissaient sous les plis de son nez froncé.

— Tu avais une belle vue sur ton petit domaine de là-haut ?

— Pff, les branches me cachaient tout, râla Kass en indiquant un imposant chêne planté à quelques mètres de la demeure.

Elles s'esclaffèrent ensemble puis remontèrent l'allée de gravier. Des arbustes en pots traçaient une ligne droite jusqu'au porche peint en rouge sombre. Des colombes étaient encastrées en feuilles d'or sur les portes.

Kass glissa un bras dans le dos de sa copine en ralentissant le pas. L'appréhension de la rencontre lui alourdissait les jambes. Mais elle voulait se montrer forte pour Ichika. Cette dernière apportait le reste du temps une dose de courage pour elles deux. Kass pouvait bien embrasser son rôle pour quelques heures.

— Bienvenue chez moi, mi pequeña pantera.


Les deux jeunes femmes étaient plantées sous le porche quand le battant s'ouvrit. Kass n'avait pas eu le temps d'appuyer sur la sonnette. Une masse de boucles blondes grisonnantes apparut dans l'embrasure. Rapidement suivie par deux larges épaules à peine déguisées par un pull à grosses mailles. Damian Jordana se fendit d'un immense sourire en les apercevant.

Papá, le salua Kassandra en lâchant sa valise.

Son père devait sortir de la cuisine ; il sentait la friture et les oignons. Ses bras broyèrent la jeune femme pendant de longues secondes. Quand il la lâcha, ses yeux la couvaient d'affection sincère et d'impatience amusée.

— Papa, je te présente Ichika, enchaîna Kass en se tournant vers l'intéressée.

La jeune Japonaise fit basculer son poids d'un pied à l'autre, son visage crispé. Damian s'approcha d'elle sans se défaire de son sourire et s'inclina avec souplesse.

Konnichiha Ichika-san, souffla-t-il dans un japonais sans accent.

Surprise, la jeune femme entrouvrit les lèvres sans trouver quoi répondre. Sous le hâle de ses joues, Kass vit poindre une rougeur d'embarras. Qui s'accentua sans tarder lorsqu'Ichika redressa les épaules et déclara :

Me llamo Ichika y soy la novia de Kassandra.

Le visage de Damian s'illumina. Dans l'embrasure de la porte, une autre silhouette était apparue. Kassandra s'avança de quelques pas pour prendre sa mère dans ses bras. Alba lui rendit timidement son étreinte.

— Kass, souffla sa mère en souriant doucement.

Ses yeux noisette pensifs glissèrent jusqu'à Ichika, frémirent.

— Bienvenue, Ichika. (Alba s'inclina à son tour, ses courts cheveux bruns ondulant dans la brise.) C'est un plaisir et un honneur de te recevoir.

Alba n'ayant jamais appris le japonais, elle s'était exprimée en anglais. Et comme elle ne disposait pas de l'omnilinguisme des Jordana, elle devrait se contenter de cette langue.

Ichika la salua en retour, les yeux brillants. Ce n'était pas souvent que des étrangers faisaient l'effort d'adopter ses coutumes. C'était d'autant plus surprenant qu'elle venait de quitter son pays et découvrait de toutes nouvelles mœurs depuis quelques jours.

— C'est un plaisir pour moi aussi.

Damian récupéra la valise de sa fille puis suivit son épouse dans la chaleur du manoir. Avant d'entrer, Kassandra tendit la main à sa copine. Ichika la saisit avec un timide sourire, son sac sur l'autre épaule. Doigts entrelacés, les deux jeunes femmes s'engouffrèrent à l'intérieur. Les battants aux colombes se fermèrent sur leurs ombres.

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