4 - Jayden

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Jayden était calé contre le mur lambrissé d'un couloir secondaire du manoir. En théorie, il hériterait de ces lieux en même temps que sa cousine lorsque les générations précédentes périraient. Pourtant, il ne sentait aucun lien particulier entre lui et cet héritage. Les portraits peints à l'huile qui habillaient les murs du hall principal l'avaient toujours méprisé du regard. Son grand-père et son oncle cherchaient vainement chez lui les traces de la fierté Ancesteel. Jayden avait eu beau planter quelques racines, aucune ou presque n'avait pris.

Son bonnet entre les mains, le jeune homme se redressa et se glissa jusque dans sa chambre. La pièce en question était isolée de l'aile principale, énième preuve de la différence de traitement que sa famille lui avait imposée. Petit déjà, il se démarquait de sa cousine. Sa double culture franco-anglaise avait difficilement été acceptée. Lorsque les De Sauvière avaient assassiné sa mère, tout avait empiré.

Après tout, difficile de faire accepter aux Ancesteel que la famille de son propre père ait commis cet acte.


Ni le sommier ni le matelas n'étaient récents. Jayden fit la grimace en s'allongeant. La nuit aurait été compliquée avec un couchage digne de ce nom. Là, il se préparait pour une longue nuit blanche. Les Ancesteel employaient du personnel pour les aider à gérer l'intendance du manoir, mais aucune consigne n'avait dû être donnée pour sa chambre. Une couche de poussière grisait chacun des meubles.

Son sac de sport, qu'il n'avait pas eu le courage de défaire, patientait au pied du lit. En fonction de l'évolution de la situation, Jay n'aurait peut-être même pas l'occasion de le vider. Si l'UOM envoyait de nouveau Kyra s'attaquer aux Ancesteel, Jayden, Nicolas et Freyja auraient vite l'occasion de se retrouver au cœur de l'action.

Comme il était certain que le sommeil ne viendrait pas de sitôt, Jay se leva, remonta le couloir jusqu'au cagibi le plus proche et se munit de chiffons. Le silence dans le couloir le ramenait aux jours qui avaient suivi la mort de sa mère. Au manoir figé, abruti, par les éclaboussures de sang. Au silence glacé de son grand-père, la pitié accablante de son oncle, les larmes de son père. L'un des rares soleils de sa vie s'était éteint ce jour-là.

— Qu'est-ce que tu fous ?

La voix narquoise de Freyja le fit sursauter. Même si elle avait quitté ses Doc Martens, d'épaisses pantoufles en fourrure noire couvraient ses pieds. Jay les indiqua puis pouffa.

— Tu t'es vu, abruti ?

Jayden, qui avait remonté les manches de son pull pour enfiler des gants en plastique, haussa les épaules.

— Ma chambre est dégueulasse, je fais un brin de ménage. Qu'est-ce que tu fous là ?

— Ton oncle est chiant à mourir et ton grand-père muet comme une tombe.

— Quel lexique charmant, grinça Jay avec un rictus pincé.

Freyja le suivit jusque dans sa chambre, qu'elle inspecta d'un bref regard jaugeur.

— C'est ici que tu passais tes vacances, donc ?

— Ouais. C'est plus agréable en été ou à Noël.

— Ils ont surtout tout fait pour te mettre de côté.

Comme Jay ne s'attendait pas à ce qu'elle comprenne si vite, il se crispa. Frey lui adressa une mimique mi-figue mi-raisin.

— C'est d'une évidence folle que t'es le vilain petit canard de la famille, Jay. N'empêche, ils t'ont obligé à embrasser ce rôle avec leurs petits coups bas débiles.

Ses chaussons frôlèrent le parquet grinçant lorsqu'elle se dirigea vers la table branlante sous l'unique fenêtre. Elle dessina un smiley dans la couche de poussière.

— Je comprends pas pourquoi ils prétendent se soucier de toi quand ils font aucun effort derrière pour t'inclure dans leur famille.

— Ils pardonneront jamais à mon père la mort de ma mère. Par extension, ils me pardonneront jamais non plus.

Frey effaça rapidement son dessin en fronçant les sourcils.

— C'est débile, Nicolas et toi y êtes pour rien. C'est les De Sauvière, les responsables.

— Oui. (Jayden pinça les lèvres, l'estomac retourné.) Comme mon père les a trahis en rejoignant les Corbeaux et en épousant une Noble étrangère, ils se sont vengés en assassinant ma mère. Pour les Ancesteel, c'est la faute de mon père.

— Ça doit être horrible à vivre pour lui, soupira Freyja en se laissant choir sans gêne sur le lit de son camarade.

Devant l'expression blessée de Jayden, elle ajouta doucement :

— Pour toi aussi.


Freyja aida Jayden à nettoyer sa chambre. Elle non plus n'était pas à l'aise au milieu des politesses et bavardages futiles de la famille. Le dîner en compagnie des Ancesteel avait été un calvaire. Sans compter que la tante et la cousine de Jay, qui auraient pu égayer quelque peu la soirée, étaient toujours à Londres. Nicolas avait tenté de convaincre Charles Ancesteel de les faire revenir afin d'avoir une meilleure force de frappe, mais le patriarche s'était montré inflexible.

Après la mort de son unique fille, il refusait d'exposer les membres les plus vulnérables de sa famille. Freyja avait ri amer à ces mots : pour elle, femmes et enfants n'étaient pas à mettre de côté. Surtout lorsque les enfants en question savaient se défendre. Quant à l'épouse de James, l'oncle de Jay, bien qu'elle n'ait pas de capacités offensives, elle était capable d'utiliser des armes à feu ou de tendre des pièges.

Avant de souhaiter bonne nuit à son fils, Nicolas lui avait assuré qu'il cuisinerait encore son beau-père le lendemain. Même si Jayden faisait confiance à son père et à Freyja pour se montrer à la hauteur, la présence de sa cousine serait une force en plus. Il avait grandi aux côtés de June. La mort de Kathleen Ancesteel les avait éloignés, mais les cousins s'étaient toujours débrouillés pour se voir au moins une fois par an.


Quand le ménage fut terminé, Frey le salua et partit rejoindre sa chambre – dans l'aile principale, bien entendu. Seul dans la pièce faiblement éclairée par une lampe à pied, Jayden sortit un jogging de son sac d'affaires. Comme l'air était alourdi des odeurs de produits ménagers, il tira les battants grincheux de la fenêtre et inspira. Les collines sombres apparaissaient sous la lumière intermittente de la lune baignée de nuages. Jayden frissonna en basculant le regard sur le domaine environnant. Les brumes avaient envahi vergers et jardins. Depuis l'attaque des Kyra, des mercenaires Mutabilis surveillaient les lieux jour et nuit. Pourtant, dans le brouillard et le noir, la silhouette mince d'un enfant serait difficilement détectable.

La gorge nouée, Jay se promit d'interroger son père dès le lendemain sur la nature des capacités des mercenaires. Il espérait qu'au moins l'un d'eux soit doté d'un pouvoir de détection.

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