4 - Freyja

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Le soleil de fin de journée nimbait Bristol d'une lumière dorée. Ils ne pourraient malheureusement pas jouer les touristes, le taxi les attendait déjà à la sortie de la gare de Temple Meads. Freyja grappilla quelques secondes pour observer la façade de briques et l'horloge qui couronnait la tour. Quelques mètres devant, Jay lui fit signe d'accélérer.

— J'arrive, j'arrive.

Nicolas était penché à la fenêtre d'une voiture noire dotée d'un écriteau de taxi. Il l'avait réservé par téléphone dans le train depuis Londres. Bien que soulagée par l'idée de ne pas perdre trop de temps en transports en commun, Frey était déçue de ne pas explorer la ville. Elle n'avait jamais mis les pieds à Bristol et leurs trajets incessants depuis ce matin commençaient à la lasser.

— En route, lança Nicolas en ouvrant la portière arrière pour permettre aux deux jeunes Corbeaux de s'installer.

Freyja enfonça ses écouteurs pour s'épargner les palabres du conducteur à l'accent marqué. Quand elle découvrait des choses, elle préférait le faire par elle-même. Les explications et anecdotes du chauffeur sur sa ville natale et sa vie ne l'intéressaient pas dans la moindre mesure.

Avant de se plonger dans la contemplation de l'extérieur, elle jeta un coup d'œil à son voisin. Jayden était penché en avant, concentré sur les mots du conducteur. Frey ricana mentalement. Ce garçon était décidément trop prévisible.


Une demi-heure de route les entraîna au cœur des collines de Mendip. Freyja captura les derniers rayons lumineux qui disparaissaient derrière les arêtes rocailleuses et les rondeurs enneigées des sommets. Le manoir des Ancesteel se lovait entre deux collines, cerné par les champs et les bois qui accueillaient bétail, cultures et exploitations forestières lors des beaux jours. En attendant, les bords de route étaient crémés de blancs et les arbres bien nus sans leurs feuilles.

Quelques fermettes isolées ponctuaient le chemin qui menait au manoir. Sans les taches blanches des moutons ou les épis de blés, les champs demeuraient ternes. Frey finit par se lasser du paysage et retira ses écouteurs. Jayden était silencieux, mais son père expliquait au chauffeur que sa belle-famille était originaire d'ici.

— Oh, v'faites partie d'la famille Ancesteel ? Vous avez un titre d'noblesse ?

— Non, non ! Les Ancesteel sont ma belle-famille.

— Étaient, corrigea machinalement Jayden.

Il s'attira une moue inquisitrice par le biais du rétroviseur intérieur.

— Jay est éligible pour des titres, en revanche.

L'intéressé foudroya son père du regard. Freyja s'enfonça dans son siège, amusée. Pour le coup, elle ne pouvait en vouloir à Jayden d'être mal à l'aise concernant son héritage. Il avait perdu sa mère depuis des années et n'avait d'Ancesteel que le nom. Sans compter le comportement de sa famille maternelle à son égard. Dans ces circonstances, rien de plus normal que d'être réfractaire à un probable héritage. Frey l'aurait repoussé sans demander son reste.


Des vergers précédaient les jardins qui cerclaient le manoir. Les troncs noueux des arbres fruitiers créaient des ombres difformes dans la nuit naissante. Un croissant de lune pointait déjà au sommet d'une colline, entouré de quelques étoiles téméraires.

— J'sais pas où je vais vous poser, embraya le chauffeur en observant les horizons plongés dans l'obscurité. Ils laissent pas l'domaine ouvert normalement.

— Ils sont au courant de notre venue, le rassura Nicolas sans quitter la route des yeux. Le portail doit être ouvert.

En effet, quelques minutes plus tard, le taxi franchit le muret de pierres qui délimitait les jardins du manoir. Sous les pneus, les graviers laissèrent place à des pavés lisses. Les buissons taillés n'étaient pas sincèrement plus rassurants que les arbres tordus dans la pénombre. Freyja sentit un frisson lui remonter l'échine. Une frayeur pleine d'adrénaline. Enfin, leur mission commençait réellement. S'ils prévoyaient correctement les mouvements de Kyra, la confrontation ne tarderait pas.

— J'vous dépose devant puis j'file, leur annonça le chauffeur d'un ton peu assuré. Les Ancesteel ont mauvaise réputation dans l'coin.

Personne ne le contredit.

Des lampadaires aux courbures élégantes éclairaient les cent derniers mètres donnant sur le manoir. De loin, la demeure à la façade de briques claires dominait les lieux avec son toit aux pentes aiguës et ses volumes trapus. Le bâtiment était à l'origine un imposant corps de ferme réhabilité et agrandi au fil des décennies. Son héritage avait donné au manoir des ailes étroites et hautes ainsi que de petites fenêtres.

— Je comprends que t'aies pas voulu passer ton enfance ici, souffla Freyja sans quitter des yeux son foyer d'accueil pour quelques jours.

— Sordide et austère, assorti à ses propriétaires, chuchota Jay d'une voix pincée.

Les freins du taxi couinèrent dans le silence de la nuit d'hiver. Impatiente de se dégourdir les jambes, Freyja s'engouffra dehors. L'air était d'un froid lourd d'humidité. Ses Doc Martens dérapèrent sur les dalles humides quand elle contourna le véhicule pour ouvrir le coffre. Elle récupéra sa petite valise puis confia son sac de sport à Jayden. Sous son bonnet et dans l'obscurité, elle discernait mal ses traits. Frey devinait pourtant ce qui devait l'agiter. Elle allait se retenir, au moins pour ce soir, de l'embêter.


Personne ne vint les accueillir. Soit les Ancesteel n'avaient pas entendu le bruit du moteur, soit le geste était délibéré. Après tout, leur rencontre le matin-même avec la mère de Freyja avait été un terreau fertile pour leurs ressentiments. La famille maternelle de Jay estimait que des actions auraient dû être entreprises bien plus tôt. Ils avaient déjà été victimes de Kyra, mais s'en étaient sortis grâce à leurs mesures de protection : système de surveillance vidéo et agents privés quadrillant le domaine et Mutabilis appelés en renfort. Freyja était d'ailleurs étonnée que ces molosses ne leur aient pas encore sauté dessus.

Ça voulait donc dire que les Ancesteel savaient parfaitement qu'ils étaient arrivés. Et qu'ils avaient choisi de les accueillir sans grande pompe.— Eh bien, j'ai hâte, grinça Freyja en avançant vers le porche éclairé du manoir.

L'odeur d'humus fut brièvement couverte par le parfum des roses d'hiver disposées près de l'entrée. Freyja fit glisser ses doigts sur la pierre humide d'une colonnade. Elle était légèrement striée.

Dans son dos, le taxi redémarra. Frey se retourna à temps pour saluer le chauffeur d'un vague geste de la main. Quand les phares eurent complètement disparu à travers les vergers, Freyja échangea un regard avec ses deux collègues. Aucun d'entre eux n'osait faire le premier pas.

— Allons-y, finit-elle par grogner en grimpant les marches jusqu'à la porte d'entrée.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant