8 - Ichika

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Février avait adouci l'hiver qui sifflait sur la campagne du centre de l'Espagne. Ayant passé toute sa vie dans l'île la plus méridionale du Japon, Ichika était plus habituée aux hivers doux et aux étés étouffants. Même si elle attendait le retour d'une météo plus clémente, elle était déjà reconnaissante d'avoir quitté le gris pluvieux de l'Angleterre.

Deux semaines qu'elles s'étaient installées chez les parents de Kass. Leur voyage en Europe aurait dû être terminé depuis un moment et les jeunes femmes de retour dans leur appartement de Fukuoka. Mais Kyra en avait décidé autrement. L'UOM en avait décidé autrement.

Les Ancesteel les avaient cuisinées deux jours durant. Ils avaient fini par connaître leur nom, avaient envoyé des Corbeaux chez les Jordana suite aux explications des jeunes femmes puis les avaient libérées. Heureusement, Kass avait eu le temps de prévenir ses parents en amont, qui avaient mis Amel Zahab en sécurité.

L'identité de Sam était encore protégée. Ichika et Kass étaient parvenues à orienter la source de leurs informations sur les rumeurs qui circulaient dans les Bureaux des Mutabilis. Ce n'était d'ailleurs qu'une moitié d'excuses, car les jeunes femmes faisaient effectivement jouer leur réseau. Les Jordana avaient de nombreuses connaissances en Europe et en Afrique du Nord. Quant à Kassandra et Ichika, les services qu'elles avaient rendu dans divers Bureaux de Kyūshū leur permettaient aujourd'hui de faire passer des messages en Asie.

L'UOM avait commencé ses agissements en Europe, mais le Conseil et les Corbeaux en cherchaient l'origine dans une autre partie du monde. Après tout, si Kyra et Zakka étaient des surnoms qui pouvaient faire écho à diverses cultures, Shiva avait un sens bien plus fort. Le chef de l'UOM s'était paré du nom de la divinité hindou aux cinq grands visages. Une partie des recherches étaient donc tournés vers les Mutabilis indiens, notamment ceux qui avaient pu se faire remarquer des Corbeaux.


Midi était passé. Ichika était installée sur l'une des causeuses du salon des invités, réconfortée par l'écho lointain de la radio dans la cuisine. Kassandra s'y était enfermée avec son père quelques minutes plus tôt pour préparer le repas.

En face d'Ichika, Alba pianotait sur un ordinateur portable. La mère de Kassandra s'était plongée dans d'intenses recherches. Envoyait des mails, prenait contact avec des Mutabilis autrefois croisés, que ce soit il y a un mois ou il y a dix ans. Ichika observait le rythme énergique de ses doigts, la course de ses yeux vifs entre l'écran de son ordinateur et celui de son téléphone. La jeune femme était quelque peu fascinée par Alba, par cette rigueur qu'elle avait adoptée en quelques jours pour aider une inconnue.

La générosité des Jordana n'était pas volée. Le dévouement de cette famille trouvait un écho en Ichika. Un écho complètement inversé. Les Juko, famille d'origine d'Ichika, avait eux aussi un dévouement. Celui de sacrifier qui l'on était, ses désirs personnels, son identité même, pour le bien de la famille. Ichika avait été sacrifiée pendant des années pour répondre aux attentes des Juko. Pour satisfaire les traditions et ne pas porter la honte en son foyer.

— Ichika ?

La jeune femme se retira de ses pensées, réintégra le salon des Jordana. Alba avait viré ses yeux noisette sur elle, le front plissé.

— Excuse-moi, j'ai reçu la réponse d'un ami japonais, mais je ne le lis pas alors...

Elle parlait en anglais pour s'exprimer avec elle. Ichika hocha la tête et contourna la table basse pour s'installer à côté de l'Espagnole. Avant de lire le contenu exact du message, elle fut attirée par la signature, rédigée à la fois en kanji et en rōmaji. Le nom lui disait vaguement quelque chose.

— Si ce n'est pas indiscret... qui vous a envoyé ce mail ?

— M. Tanaka, le responsable du Bureau de Tokyo.

Ébahie, Ichika n'eut pas la présence d'esprit de répondre. Au-dessus des touches de l'ordinateur, ses doigts frémirent.

— C'est... Vous êtes certaine que je peux lire le message ? Tanaka-san est une légende. Il a fait beaucoup pour les nôtres au Japon. J'ose à peine poser les yeux sur l'écran, ajouta-t-elle avec un rire nerveux.

Alba la couvrit d'un regard à la fois surpris et amusé.

— Ichika, tu es la seule à pouvoir lui répondre. Je t'en prie.

— Kass pourrait aussi. Ou votre mari... Si vous souhaitez garder votre échange confidentiel, ce serait peut-être mieux.

— Allons, je l'ai contacté pour faire passer notre message dans les grands Bureaux asiatiques. Cette affaire te concerne également.

Rassurée, Ichika soupira puis se pencha sur le mail. Il était succinct, sobre et formel, mais avec des touches qui laissaient suggérer qu'il connaissait déjà Alba.

— Tanaka-san explique qu'il a transmis le message comme convenu à plusieurs bureaux de mégalopoles d'Asie.

Alba acquiesça avant de se pencher vers elle. Ichika se surprit à apprécier son parfum avant d'en comprendre la raison : Kassandra portait le même. Elle sourit en imaginant sa copine piquer l'eau-de-parfum de sa mère à l'adolescence.

— Est-ce que tu peux répondre pour moi ? Je te dicte et tu marques comme il faut en japonais ?

— Bien sûr, je vous écoute.


Allongée dans le lit de Kass, Ichika écoutait les bruits de la maison. Le repas avait été moins morose que d'habitude. Si le propre directeur du Bureau des Mutabilis de Tokyo faisait passer le message, alors il y avait des chances que les choses avancent.

L'espoir avait redonné des couleurs et de la joie à Kassandra. Une fois le repas terminé, elle avait entraîné sa copine à l'extérieur pour une balade dans les jardins. Les arbres dénudés côtoyaient des résineux d'un vert sombre, des buissons épineux aux baies d'un rouge toxique et des carrés de fleurs rebelles à l'air froid. Même si le vent avait glissé ses doigts glacés contre les côtes et les joues d'Ichika, la jeune femme s'était surprise à sentir de la chaleur au fond de son ventre. Les jardins, bien que décolorés par l'hiver, avaient été une pause bienvenue dans leur quotidien étriqué d'angoisse.

Et, bien sûr, il y avait Kassandra. Le bruissement de ses jupes longues quand elle bondissait d'une dalle glissante à une autre. Le rose de ses joues, de ses lèvres. La danse de ses boucles blondes, de ses doigts gantés pour lui indiquer une corneille dans les arbres. Son rire de fillette prise en flagrant délit de vol de friandises.

Avant de rentrer, elles s'étaient embrassées sous le porche, à l'abri du vent et protégées du regard des colombes gravées sur la porte. Avec son nez collé au sien, Kass avait caressé la mâchoire d'Ichika. Le velours de ses gants avait dressé les poils sur la nuque de la jeune femme. Elle serait restée des heures à écouter la respiration de Kassandra et le pépiement des oiseaux. Puis sa copine s'était plainte du froid et elles étaient rentrées.

Pour mieux de blottir sous la couette, un sachet de chocolats posé entre elles. Ichika n'avait pas trop eu le choix du film, mais Kass lui avait promis en retour de ne pas lui en vouloir si elle s'endormait.

Et elle s'était endormie, la main de Kassandra posée doucement sur sa nuque.


Ichika était réveillée depuis une dizaine de minutes quand Kass fit son retour. Elle avait dû courir dans les escaliers et les couloirs car elle respirait bruyamment. Ses yeux alertes tirèrent Ichika des draps.

— On a une piste, lança la jeune Espagnole en traversant la chambre pour la rejoindre. Sur Shiva.

Le sommeil complètement chassé de son corps, Ichika bondit à moitié du lit pour attraper sa copine par les bras.

— Un Bureau nous a contacté, ajouta Kassandra d'une voix troublée. Celui de Mumbai. Un Mutabilis voudrait nous parler. Il dit qu'il sait qui est Shiva.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant