16 - Freyja

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Freyja contrôlait au mieux sa respiration. Descendre les escaliers avec discrétion n'était pas si épuisant, mais la cavalcade de son cœur, si. Elle s'autorisa un léger relâchement quand Thomas Lenoir - ou devait-elle l'appeler Bruno Girandeau ? - ralentit à hauteur du comptoir d'accueil.

Elle s'assit sur l'une des marches du demi-niveau. La cage d'escaliers renvoyait le son dans sa direction, sans qu'on puisse la voir du rez-de-chaussée. Comme sa respiration tendue provoquait une nuisance sonore, Frey posa les mains sur son ventre, ferma les paupières et suivit un basique exercice de respiration. Elle rouvrit l'œil quand la voix de Thomas Lenoir s'éleva enfin :

— Excusez-moi, M. Jindal a oublié un rapport très important qu'il souhaitait présenter en fin de séance. Est-il possible que je fasse l'aller-retour jusqu'à la voiture ?

— Le Conseil débute dans quelques minutes, lui fit remarquer la secrétaire avec une pointe d'agacement. Les consignes sont claires. Vous devriez être installés avec M. Jindal avec les autres Représentants. Pas en train de vous balader.

Freyja ne put s'empêcher de sourire face à la hargne de la secrétaire qu'elle avait déjà sollicitée plusieurs fois. Son rôle ne se limitait pas à accueillir les Mutabilis pour leur indiquer le chemin. Elle était l'une des couches de sécurité qui assurait la bonne tenue de ce Conseil. Et Frey appréciait qu'elle ait le courage de ne pas broncher face aux Représentants et à leurs proches.

— Je comprends, rétorqua Thomas Lenoir d'un ton plat, mais ce rapport concerne les finances que la famille Jindal peut apporter au Conseil. On ne peut pas se permettre d'intervenir sans support.

Le grognement excédé de la secrétaire monta jusque dans les escaliers. Elle finit par taper un objet dur à la surface de ce qui devait être le comptoir.

— Je vous donne le badge. Vous avez cinq minutes, cinq minutes et pas une seconde de plus, pour faire l'aller-retour jusqu'à votre véhicule. Si vous n'êtes pas revenu avant, tant pis pour vous. Nous aurons verrouillé toutes les entrées.

— Très bien, madame. Je vous remercie.

Quand Freyja perçut l'écho de ses pas qui s'éloignaient, elle s'engagea à son tour en direction du rez-de-chaussée. La secrétaire fronça les sourcils, mais Frey posa un index sur ses lèvres avant de donner un coup de tête en direction de Thomas Lenoir. Il venait de franchir l'entrée principal et s'engageait en direction du cordon de sécurité formé par les Corbeaux.

— Verrouillez toutes les entrées juste après ma sortie, lui indiqua Frey d'une voix autoritaire. Ne les rouvrez que si je reviens en compagnie de M. Lenoir et qu'aucun de nous deux n'est blessé ou paraît agité.

Après une surprise passagère, la femme hocha la tête avec raideur. Elle récupéra son badge personnel et suivit Freyja jusqu'à la porte d'entrée. La jeune femme ne reprit sa filature qu'une fois certaine qu'on avait bien fermé derrière elle.

Elle interrogea un Corbeau à proximité sur le chemin qu'avait emprunté Thomas Lenoir. Pour l'instant, il n'avait pas menti : direction le parking.


Les toits des berlines et des SUV brillaient par intermittence sous l'assaut du timide soleil de mars. Freyja plissa les paupières pour trouver la silhouette de sa cible. Elle le repéra quelques secondes plus tard, penché dans le coffre d'une Mercedes noire profilée.

La jeune femme ralentit le pas, s'empara de son petit poignard en céramique. Contrairement à elle, Bruno Girandeau n'était pas pourvu d'un pouvoir offensif. Malheureusement, sa capacité de détection se révélait difficile à contourner quand on était Mutabilis.

Thomas Lenoir se redressa en douceur, se tourna vers elle sans la moindre once de surprise. Toujours ce masque terriblement neutre, presque mécanique. Les effets d'un maquillage pour dénaturer ses traits originels ?

— M. Lenoir, lança-t-elle en avançant d'un pas assuré. Vous avez fait tomber votre portefeuille près du comptoir. La secrétaire m'a demandé de vous le rendre.

— Mlle Agou, la salua-t-il en retour sans réagir au reste de la phrase.

Il baissa les yeux sur sa main en poing. Toujours planté à côté de la voiture, un bras dans le coffre. Freyja se raidit, resserra sa grippe sur le manche du couteau.

— Mon portefeuille, reprit-il en fouillant finalement ses poches d'une main, est ici.

Thomas Lenoir le brandit sous le nez de la jeune femme avec un sourire placide. Freyja cligna des yeux surpris, révéla à son tour ce que son poing contenait : un portefeuille en cuir noir.

— Ce n'est pas le mien, lui apprit l'homme. La secrétaire vous a envoyée pour rien.

— Merde, jura Frey, sa deuxième main sur le côté de sa hanche. Pardon pour le dérangement.

Avec un sourire avenant, elle se pencha dans le coffre. La main de Bruno était enfoncée dans un sac-à-dos noir.

— Je peux vous aider ? Vous avez oublié quelque chose avant le Conseil ?

— Oh, un rapport.

Sur ces mots, l'homme tira du sac un fascicule à la première page sobrement intitulée « Rapport des imports financiers - 2018-2019 ». Freyja hocha poliment la tête, croisa les mains dans son dos.

— Je vous raccompagne, si vous le souhaitez. J'en profiterai pour remettre le portefeuille à la secrétaire. Elle trouvera peut-être son vrai propriétaire.

— Je l'espère aussi.

Thomas Lenoir inséra de nouveau le rapport dans le sac-à-dos avant de verrouiller la voiture. Ils prirent le chemin du retour dans un silence malaisé. Freyja s'était-elle trompée sur toute la ligne ? Le geste machinal de Thomas Lenoir n'était-il qu'une coïncidence ?

Elle ne comptait duper personne avec le portefeuille puisqu'elle avait utilisé le sien, mais la jeune femme avait espéré tomber sur une preuve dans le coffre. Une arme, des explosifs, du matériel d'enregistrement... n'importe quoi. Pas un simple rapport financier.


Alors qu'ils se dirigeaient vers le bâtiment du Conseil, son portable vibra dans sa poche. Les notifications indiquaient plusieurs messages de Kassandra. Agacée, Frey s'apprêta à les effacer de son écran d'accueil, mais quelques mots captèrent son attention. Piste pour Shiva. Propriété dans les Alpes suisses.

Cette fois pleinement curieuse, Freyja pressa son doigt sur le téléphone pour le déverrouiller puis ouvrit ses messages. Le premier était plutôt alarmiste, les filles s'imaginant une attaque de plus grande envergure telle qu'une explosion. Les suivants étaient confus, témoins de l'avancée de Kassandra et Ichika sur le cas Shiva. Kass concluait pourtant par une piste que Frey estimait solide. Une propriété des Goel dans une vallée des Alpes. La propriété d'une famille dont Shiva était une Bâtarde.

Son esprit fourmillant de questions, Freyja entreprit de taper une réponse concise à Kass. Elles en reparleraient plus tard. Après le Conseil. Il faudrait monter un plan d'action pour se renseigner sur cette propriété et émettre un mandat de perquisition au besoin.

Un contact dur et mécanique contre son flanc. Freyja vira à toute vitesse, agrippa le canon du pistolet enfoncé dans son sweat, serra les doigts et...

— Mlle Agou, je vais tirer.

Freyja se figea, muette, même si ses phalanges la démangeaient d'utiliser sa capacité. Elle pouvait réduire en miettes le canon de l'arme. Mais Thomas Lenoir - Bruno Girandeau - serait tout aussi rapide, elle le savait.

Il n'exprimait toujours rien quand Frey rencontra son regard.

— Je crois que vous en avez découvert un peu trop, petite Corneille.

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