9 - Jayden

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Jayden, Freyja et June se toisaient en silence.

Un service à thé patientait dans un coin de la table, secondé de viennoiseries. Personne n'y avait touché. Quand Jay leva la main, les deux jeunes femmes se raidirent et le percèrent d'un commun regard.

— Tu vas perdre, siffla Frey en observant la carte encore cachée de son adversaire.

— Dans tes rêves, Agou.

June garda le nez baissé sur son jeu, les yeux plissés. Les jeux de carte – les jeux tout court – avaient tendance à la faire sortir de ses gonds. Jayden se rappelait certaines de ses crises, lorsqu'ils étaient plus jeunes. Même s'il n'y avait pas d'enjeux à la clé – June n'aimait pas la compétition quoi qu'il en soit – l'adrénaline se mettait à fuser dans le sang de la jeune femme et elle s'enflammait. Ce n'était pas tant l'envie absolue de gagner, plutôt celle de donner le meilleur d'elle-même. Malheureusement, Jay et sa cousine se ressemblaient sur ce point : ils étaient rarement satisfaits de ce qu'ils faisaient.

Alors venait la colère de sa propre bêtise.

— Fais chier, marmonna Freyja une fois que Jay eut posé sa carte.

Le jeune homme ne masqua pas son sourire suffisant. Depuis deux heures qu'ils jouaient aux cartes, c'était la première partie qu'il menait. En face de lui, June balança son jeu sur la table en pestant tout haut.

— T'as vraiment une chance de cocu, gronda Frey en lui adressant un doigt d'honneur.

Le jeune homme ricana en lui rendant la pareille.

— Ça risque pas, j'ai personne. C'est juste mon talent qui parle.

Sa collègue roula des yeux en chassant une mèche parme-argentée de son front. Maintenant qu'ils n'étaient plus dans une chasse à l'homme effrénée, elle prenait plus de temps pour elle-même. Au fil des jours, Jayden avait vu le vernis revenir sur ses ongles, le maquillage sur ses yeux et le lisseur sur ses cheveux frisés.

Malgré ces changements, il s'étonnait presque que la Freyja d'il y a deux semaines et celle de maintenant soient parfaitement les mêmes. Les répliques mordantes, le regard perçant, l'attitude narquoise ne bougeaient pas d'un centimètre.

Une constante rassurante pour lui, quelque part.


Ils finirent par se lasser des cartes et s'attaquèrent au thé et aux viennoiseries. Une fois la bouilloire réchauffée, ils se partagèrent la nourriture et entamèrent une discussion plus légère.

Sans activité de Kyra depuis des semaines, la sérénité était plus ou moins revenue dans la demeure familiale. Bien sûr, il y avait toujours les patrouilles des mercenaires, la mauvaise humeur de Charles Ancesteel et l'angoisse des Corneilles inactives.

Le manoir était devenu une sorte d'auberge. Aussi bien les Ancesteel que Nicolas se doutaient qu'il n'y aurait plus d'attaque de Kyra sur la famille. Un échec dur à encaisser pour l'arme de l'UOM : son silence était la preuve la plus évidente de ce coup féroce dans son jeu mortel. Il n'empêche qu'en attendant d'avoir de ses nouvelles, Charles avait consenti à les laisser séjourner dans le manoir. Nicolas et Jayden en avaient été les premiers surpris. Le patriarche n'avait cessé de râler sur leur inefficacité et leur paresse depuis leur arrivée. Il fallait pourtant croire que la présence de trois Corneilles pour défendre son domaine et sa famille ne lui déplaisait pas.

Avec un rictus acide, Jay fit tourner sa tasse aux motifs raffinés. Une part de lui voulait croire que l'hospitalité de Charles venait de leurs liens de sang. Même si le reste de sa conscience lui rappelait l'amère vérité – il était, pour son grand-père, un bouclier face à l'arme de l'UOM – il s'enveloppait du doux mensonge. Avec June qui partageait ses après-midi et les repas avec Louise et James, le cocon se formait couche après couche.

Tout cela volerait en éclats, à un moment ou à un autre. Il deviendrait de nouveau le fils du traître, le rappel constant et dérangeant d'une femme disparue à jamais et regrettée pour toujours.


Un coup de pied dans son tibia. Jay lâcha un juron, grimaça avant de dévisager les jeunes femmes à la recherche de la coupable. En apercevant la moue blasée de Freyja, il soupira. Ça ne servait à rien de se poser la question. Évidemment que c'était elle.

— Tu refais ton truc, grogna-t-elle en pointant un index menaçant dans sa direction. Arrête d'être un fantôme et reviens parmi nous.

Ses lunettes couvertes de buée à cause du thé brûlant, June hocha vaguement la tête.

— Ça va pas, Jay ? demanda-t-elle après coup.

— Si, je réfléchissais juste, marmotta le jeune homme en tripotant l'anse de sa tasse.

— Gros efforts, le nargua Frey avant de se lever abruptement. Je vous laisse ici, je vais aller m'entraîner. Sinon je suis partie pour pioncer jusqu'à demain.

Jayden la suivit du regard jusqu'à la porte du couloir. À peine était-elle sortie qu'elle revenait avec une moue perplexe. À ses côtés se tenait Nicolas, l'air alarmé.

— On a eu des nouvelles de Kyra.

Jay lâcha sa tasse, se leva de table avec hâte. June abaissa ses lunettes pour y voir quelque chose. Frey se tendit, enroula les pans de sa veste dans ses poings.

— Pas d'attaque, pour l'instant, les rassura aussitôt Nico en levant une main. Il a simplement été repéré à Bruxelles. Ce sont les Girandeau qui nous ont prévenus. Ils sont capables de détection.

— Comme Kyra, réalisa Freyja à voix haute. Les Girandeau travaillent beaucoup avec les Corbeaux, non ? Tu penses que c'est un hasard si l'UOM l'a envoyé là-bas ?

— On ne peut qu'émettre des hypothèses à ce stade, se renfrogna Nicolas en secouant la tête. Quoi qu'il en soit, les Nobles de Belgique sont en danger.

— Et donc ? lâcha Jay en approchant de son père et de sa collègue. On part ?

— Pas le choix, acquiesça Nicolas en les englobant d'un regard concerné. On prend les premiers billets disponibles pour Bruxelles. On doit foncer avant que Kyra commette un carnage.

Un appel sur le téléphone de Nico interrompit la discussion. Il s'excusa auprès des trois jeunes gens avant de disparaître dans le couloir. Restés plantés côte à côte, Jayden et Freyja échangèrent un regard.

— On y retourne. (Frey se pencha vers le jeune homme, les poings serrés.) Pour de bon, cette fois.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant