Une odeur de fer envahissait ses narines. L'air était lourd et humide, suffoquant. Des gouttelettes glissaient le long de ses bras. Sang, sueur. Sueur, sang. Son souffle haché masquait à peine les bruits de bouche agacés de son interlocuteur. La dague cérémonielle paraissait énorme dans la main d'Ichika. Insignifiante dans celle de son père. Tout semblait insignifiant à côté de son père de toute manière. Elle, notamment.
— Père...
Il leva à peine le bras, mais ce fut suffisant pour la faire taire. Recroquevillée à genoux sur les tatamis, elle observait la dague cérémonielle logée au creux de sa main d'enfant. Le manche était recouvert de kanjis qu'elle ne savait pas encore lire.
— Réessaie.
Ichika était persuadée que les oni gravés sur la lame de sa dague auraient la voix de son père s'ils avaient pu lui parler. Peut-être même qu'ils le faisaient déjà. Toutes ces nuits où il lui semblait entendre ces râles au creux de son oreille... ses cauchemars ne cessaient jamais.
— Dépêche-toi.
Ichika retint un hoquet et tira sur le col de sa tunique pour garçon. Malgré ses cheveux coupés courts, l'air humide de la nuit d'été lui couvrait la nuque de sueur. Ses doigts mouchetés de sang se crispèrent autour de la dague quand elle la souleva. Rien qu'un petit geste, pour satisfaire son père...
La lame s'approcha de sa peau. Trois entailles encore sanguinolentes y étaient déjà tracées. Quand la mâchoire d'Ichika se mit à trembler, Takezo Juko fit un brusque pas en avant. Elle ne pouvait pas voir l'expression de son visage dans la pénombre, mais elle la devina sans mal. Ichika avait suffisamment aperçu la déception, la colère et l'impatience sur les traits de son père pour savoir comment ils en étaient déformés.
— Ne tremble pas. Tu n'es pas faible. Tu es mon hériter. Et les Juko ne tremblent pas.
Ichika observa les traces rouges qui recouvraient déjà la lame. Tout son bras la brûlait, son épiderme se recouvrait de chair de poule. Elle n'était pas sûre de supporter cette quatrième coupure...
L'acier s'enfonça dans sa peau. Elle hoqueta, lâcha le manche de la dague puis se recroquevilla sur son bras mutilé. Le filet de sang dégoulina jusqu'au tatami. Dents serrées, Ichika redressa pourtant la nuque, ferma les yeux et se concentra. Le sang qui s'échappait de son corps saturait l'air de fer et de chaleur. Elle devait se focaliser là-dessus. Le fer, la chaleur. Le sang, son sang.
Takezo Juko souffla presque imperceptiblement quand les gouttelettes durcirent contre la peau d'Ichika pour former une petite pointe. Elle resta solide pendant quelques secondes avant de revenir s'écraser au sol.
— Ça ira pour ce soir. Tu feras mieux la prochaine fois.
La prochaine fois... Ichika pressa les doigts sur les entailles de son bras, faisant perler du sang entre ses jointures. Elle n'était pas certaine de pouvoir tenir jusqu'à la prochaine fois.
Les branches nues du chêne s'agitaient derrière la fenêtre. Ichika se redressa lentement dans le lit, la nuque recouverte d'une pellicule de sueur. L'odeur de Kassandra – noix de coco, biscuit sorti du four – imprégnait encore les draps. Elle resta sans bouger quelques secondes, le temps d'observer les cals et les cicatrices au creux de ses paumes. Le parquet grinça sous ses pieds quand elle se décida enfin à se lever.
Son souffle laissa de la buée contre les carreaux de la fenêtre. Le vent qui s'était levé pendant sa sieste agitait en tous sens arbres, portail et poussière. Elle aurait aimé qu'il soit plus violent, plus bruyant, pour la tirer de son sommeil plus tôt. Ichika n'aurait pas eu à vivre ce souvenir. Dents serrées, elle fit glisser son index sur la plaque de buée pour tracer un visage. Incapable de choisir entre un sourire ou un rictus, elle laissa son esquisse sans bouche.
La sienne était tout aussi close quand elle sortit dans le couloir. Plongés dans la pénombre, les murs lui semblaient étonnamment proches l'un de l'autre. Les bourrasques faisaient siffler le toit au-dessus de sa tête. Avec un grognement agacé, Ichika musela ses craintes et se dirigea vers les escaliers d'un pas décidé. Au milieu des grincements des marches et des hululements étranges du vent dans les interstices, le brouhaha lointain de la radio la mena jusqu'à la cuisine. Une puissante odeur d'oignons lui chatouilla les yeux.
— Tu as pu te reposer un peu ?
Damian Jordana se redressa de sa planche à découper pour lui sourire. C'était le même sourire un peu trop large, un peu trop généreux, qui fendait régulièrement le visage de sa copine. Un sourire qui laissait penser que son propriétaire vivait sur un petit nuage.
— Oui, un peu. Merci.
Ichika balada son regard sur la pièce. Elle faisait bien quatre ou cinq fois la taille de leur kitchenette de Fukuoka. Mais, tandis que cette dernière était aménagée au mieux possible pour gagner de la place, la cuisine des Jordana offrait un méli-mélo d'ingrédients rangés en pots, bocaux et boîtes, de torchons jetés ou de vaisselle abandonnée dans un coin.
Ichika n'eut aucun doute sur le fait que cette pièce appartenait à Damian. Elle portait ses marques, son esprit tête-en-l'air comme sa générosité. Une assiette de cookies encore chauds trônait sur l'ilot central, au milieu d'un filet de pommes de terre et d'une boîte d'œufs ouverte.
— Ce soir, c'est tortillas. Kassi m'en demande à chaque fois qu'elle rentre. (Damian s'arrêta net de couper les oignons pour se tourner vers elle.) Oh, tu aimes, j'espère ?
— Oui, Kass m'en prépare souvent.
Les yeux de Damian s'emplirent de soulagement. Des bouclettes blondes lui tombèrent sur le front quand il se pencha de nouveau sur ses oignons. Ichika s'avança de quelques pas dans la cuisine pour observer le plan de travail. Les lamelles fraîchement coupées ne tardèrent pas à lui faire monter les larmes aux yeux.
— Je peux vous aider à faire quelque chose... à part les oignons ? s'enquit-elle en reculant d'un pas.
En apercevant ses yeux rouges, Damian s'esclaffa avant de lui indiquer le filet de pommes de terre.
— Si tu peux les éplucher et les couper en dés, ça m'aiderait bien.
Ichika s'empara d'un couteau et d'une deuxième planche en bois. Les tremblements légers que son cauchemar avait déclenchés cessèrent au fil de ses gestes machinaux.
— Je vous remercie encore pour l'accueil, lança-t-elle quand Damian quitta son plan de travail pour s'approcher d'elle.
— C'est avec plaisir, ma grande. Alba et moi, on attendait depuis tellement de temps de te rencontrer. Kass t'aime énormément, je vois à quel point elle a grandi grâce à toi.
Ichika prétexta une peau de patate un peu coriace pour se pencher sur son travail et masquer son embarras. Elle avait encore du mal à y croire, qu'elle ait pu apporter quelque chose à sa copine. Elle avait le sentiment que Kassandra était le pilier de leur couple et qu'elle avait construit la majeure partie de leur nid. Sans compter tous les changements qu'elle avait induits dans la vie d'Ichika.
— Votre fille est incroyable, M. Jordana. Je ne serai jamais à sa hauteur.
La main de Damian s'enroula autour de son épaule. Venant d'un étranger, ce geste aurait dû la crisper jusqu'aux os, mais la paume de Damian était chaude, douce, rassurante.
— Tu es bien plus précieuse que tu le penses, Ichika. Ma fille connaît ta valeur et tes forces.
Elle s'efforça à sourire, à y croire. Elle aurait aimé que sa conscience accepte les compliments sans rechigner. Mais sa conscience baignait encore dans trop de sang pour évoluer sans entraves.
— Où est Kass ?
— La dernière fois que je l'ai vue, elle était au salon avec Alba. Tu peux aller la voir, je vais mettre les patates à cuire. Merci pour ton aide.
Ichika lui adressa un sourire poli avant de se laver les mains. Elle observa avec plus d'attention la décoration disparate du hall d'entrée en se rendant au salon. La voix posée d'Alba ne tarda pas à contraster avec celle plus enjouée de sa fille.
Bras croisés sur la poitrine, Ichika se cala contre le chambranle pour observer Kassandra et sa mère. Assises de part et d'autre de la petite table, elles discutaient tranquillement avec la flambée de cheminée en arrière-plan. Ichika ne fit aucun bruit et les contempla encore un moment. Elle pouvait presque y croire, dans ces moments-là. Que ses cauchemars finiraient par disparaître.
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KYRA
ParanormalFreyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspec...