11 - Freyja

1 1 0
                                    

Freyja s'était installée près de la fenêtre pour donner un coup de fraîcheur à son vernis. La vue n'était pas spécialement agréable : un angle de rue humide où résonnait la circulation. Mais la jeune femme se projetait au-delà de ce cul-de-sac, vers les routes plus grandes, plus belles, plus inspirantes. Vers les façades haussmanniennes, vers les lumineuses galeries et les restaurants feutrés. Vers tout ce qu'elle manquait de ses destinations en raison du travail.

Malgré sa nationalité nigérienne, elle avait passé très peu de temps dans son pays maternel. Bringuebalée par une mère aussi baroudeuse qu'ambitieuse, Frey avait connu autant de pays que de relations succinctes. Élevée seule par Nweka, dont le goût du voyage et des affaires politiques avait cisaillé la culture, elle n'avait jamais été à l'école classique. Sa première formation donnée dans un cadre restreint et par des inconnus avait eu lieu quand elle avait décidé d'intégrer les Corneilles.

À l'instar de sa mère, Frey avait pris goût à cette liberté, à cet inconnu temporaire. Tandis que Nweka posait ses valises pour des périodes de plus en plus longues au gré des mandats politiques ou du besoin d'assistance des Bureaux du monde entier, Freyja avait pris son envol. À la fin de l'adolescence, accompagnée de quelques rares amis proches, elle avait entamé un long voyage à travers son pays de naissance. Nourrie d'une culture qu'elle n'avait touché que succinctement par les dires et les habitudes de Nweka, Frey s'était ensuite rendue en Europe pour rejoindre les rangs des Corneilles. Là-bas, elle avait rencontré Jayden et d'autres personnalités qui n'avaient pu qu'élargir son horizon.

Sans l'avoir mentionné à sa mère à l'époque, elle s'était aussi lancée dans un voyage solitaire. Plus intimiste. À l'aide des carnets de voyage que Nweka avait toujours pris soin de remplir et conserver, la jeune femme avait retracé les routes empruntées par sa mère quasiment vingt ans plus tôt. Elles l'avaient menée dans les pays nordiques, où elle avait bu du cidre, de l'aquavit ou de la bière dans les pubs que Nweka avait connus. Elle s'était laissé enivrer par la musique des mêmes nightclubs, avait goûté au charme de certains locaux. Au même titre que sa mère, elle avait exploré les musées et les sites dédiés à cette étonnante et chaotique mythologie nordique. Mythes dont elle tirait son propre prénom. Freyja avait beaucoup interrogé sa mère à ce propos. Sur son nom qui la distinguait des autres enfants nigériens, même si elle les avait peu fréquentés. Nweka s'en était toujours tirée en affirmant que c'était un hommage.

Un hommage à quoi ? À la déesse d'un pays lointain ? Pour des concepts aussi éloignés d'elle que l'amour ou la beauté ? En grandissant, de moins en moins dupe, Frey s'était essentiellement demandé pour qui était l'hommage. Ce voyage en terres du nord en avait découlé. À défaut d'obtenir des réponses claires, Freyja avait découvert la vie de Nweka sous un nouveau jour. S'était convaincue plus que jamais que ce prénom à la consonance nordique était un hommage à un voyage, à une rencontre, peut-être d'un soir, peut-être plus longue, à un bout de vie non anticipé, mais jamais regretté.


Quand son vernis fut complètement sec, Freyja se résigna sur l'échappée parisienne qu'elle manquait en ce moment-même et récupéra son ordinateur portable. Elle ignorait ce qui se tramait du côté des De Sauvière père et fils, mais ils ne devaient pas rester les bras croisés.

Ce Bruno Girandeau non plus ne devait pas se contenter de se reposer. Soit il ressassait ce qui s'était passée dans sa demeure familiale, soit il complotait. Frey partageait le scepticisme de Jayden. Pour autant, l'interrogatoire officiel avait eu lieu à Bruxelles. Leur unité en avait tiré le maximum d'informations. À eux de démêler les fils pour en tirer les conclusions : à quel point l'unique survivant Girandeau disait-il la vérité ?

Sur son identité, déjà. Dès qu'il l'avait déclinée au Corbeau en charge de la surveillance de la demeure ensanglantée, l'information avait été transmise aux Corneilles. Bruno Girandeau était un Mutabilis très discret, d'après leur base de données. Il ne travaillait pas activement pour les Corbeaux, contrairement à de nombreux membres de sa famille. Les prénoms qu'il avait nommés, ceux de proches décédés pendant l'attaque, correspondaient bien à des membres des Girandeau.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant