Le temps s'était éclairci la veille au soir. Pendant son insomnie, Ichika avait observé le ciel d'un gris anthracite, baigné d'une lune presque pleine. Les immeubles de Genève en masse informe sous son halo blafard, elle avait écouté la respiration de Kass et son cœur en apnée pendant des heures.
Elle regrettait à présent de ne pas s'être forcée à se recoucher. Son manque de sommeil impactait sévèrement son footing matinal. Les deux kilomètres parcourus depuis qu'elle avait quitté l'hôtel en pesaient dix sur ses jambes et ses poumons. Son petit-déjeuner frugal, composé d'un thé vert et de deux biscuits secs, n'aidait sûrement pas.
Le souvenir du sang tiède de Bruno Girandeau sur ses mains non plus.
D'une pression agacée sur son portable, Ichika augmenta le volume de sa musique. Les basses résonnaient avec ses pas sur l'asphalte. La surface homogène était une bénédiction pour ses chevilles. Elle ne voulait plus jamais avoir à courir sur des graviers.
Surtout si c'était pour échouer. Pour ne pas réussir à sauver l'essentiel. Pour devenir une meurtrière.
Ichika braqua le regard vers sa gauche, où le Rhône glissait avec torpeur. Des canards s'ébrouaient près de la berge, lissaient leurs plumes et plongeaient vivement le bec dans l'eau. Une vingtaine de mètres plus loin, elle aperçut un couple de cygnes qui serpentait au gré du courant.
Un coureur l'écarta sans ménagement quand elle manqua lui rentrer dedans. Après avoir bredouillé des excuses en anglais, Ichika tira sur ses écouteurs et s'appuya à la rambarde. Essoufflée, elle s'autorisa une petite pause. Cette reprise était particulièrement difficile. Et Ichika n'aurait pu être plus reconnaissante.
Le vent chargé de l'odeur du fleuve soulevait les petits cheveux sur sa nuque. Les oiseaux qui piaillaient dans les branches nues des arbres couvraient le bourdonnement de l'eau, les passants dans son dos discutaient et riaient. Dans la fraîcheur de ce début de printemps, la sueur de la course la laissait frissonnante.
Quatre jours auparavant, un officier de la police suisse l'interrogeait sur son rôle dans le décès de Bruno Girandeau et de Freyja Agou. On la libérait le lendemain en compagnie de Kassandra, les lois internationales officielles et celles officieuses des Mutabilis ayant pris les devants. À leur sortie, un Corbeau du Bureau de Genève les avait récupérées en voiture. L'homme leur avait expliqué que les Mutabilis haut-placés dans les gouvernements mondiaux intervenaient dans ce genre de situation. Même le parti auquel appartenaient les parents de Kass, les Éclairés, restait fébrile sur la question du jugement et de l'emprisonnement des Mutabilis par les Sapiens. Quel que soit le courant de pensées, tout le monde se rejoignait pour affirmer qu'un criminel doté de capacités extraordinaires finirait pas attirer l'attention en prison humaine.
L'affaire Bruno Girandeau était de leur ressort. Le Conseil avait rapidement récupéré les rênes qui s'étaient dispersées à travers la ville : témoins, civils proches des lieux de l'attaque, Mutabilis vivant dans la métropole, fonctionnaires s'étant retrouvés mêlés à l'histoire... Les spécialistes de la mémoire, les chargés d'affaire du Conseil et quelques Corneilles s'étaient activés jour et nuit.
Quatre jours plus tard, le Conseil tenait ses rênes d'une main de maître, comme il l'avait fait pendant des décennies. Les vagues meurtrières causées par Kyra et Zakka avaient fait vaciller leurs fondations, mais la tour émergeait encore bien trop haut pour l'UOM. Même si l'influence du Conseil n'était pas aussi forte en Asie qu'en Occident, Ichika avait été reconnaissante de son existence. Sans ses atouts diplomatiques, Kass et elle-même seraient encore sous surveillance policière, tiraillées par les règlements juridiques, coincées dans un pays dont aucune d'elle n'avait la nationalité. Malgré tout, le Conseil s'était montré clair : les jeunes femmes ne pouvaient pas quitter la Suisse avant qu'ils étudient en profondeur ce qui s'était passé ce jour-là. Après tout, la fille de la cheffe du Conseil avait péri en même temps que l'un des meneurs de l'UOM.
Et Kass et Ichika étaient les deux témoins et actrices principales.
Ichika la sentit venir comme on sent la colère montante d'un parent qui découvre la bêtise de sa progéniture. Une sorte de pression lointaine et inévitable qu'elle connaissait bien. Le silence à l'origine, si enclin à laisser les pensées intrusives prospérer, était sûrement ce qu'elle détestait le plus dans ce processus. Il lui accordait juste le temps nécessaire pour prendre conscience de ce qui se tramait, sans lui laisser l'opportunité de se préparer.
Tout en s'engouffrant dans sa trachée pour lui voler son souffle, il chuchotait à son oreille : trop tard. Alors débarquait le bruit. Les échos, la colère qui gronde et la pression qui étouffe. Ichika s'ébrouait, bataillait avec un corps de plus en plus lourd, chassait en vain les murmures et les intrus qui grattaient aux interstices de son esprit.
Aujourd'hui, ce n'était pas de la colère. Ce n'était pas le courroux du père, accompagné de la fuite de la mère. Ce n'étaient pas les accusations, le mépris et le châtiment. C'était le tapis rouge qui se déroulait dans ce silence de condamnation qui précédait les cris. L'appréhension qui brûlait. L'anxiété qui empoisonnait. L'angoisse qui muselait.
La brûlure se diffusa dans sa poitrine, le poison dans son sang, et le bâillon sur sa raison. Le souffle de plus en plus court, incapable de focaliser son regard sur quelque chose en particulier, Ichika se plia jusqu'à ce que son front se presse sur le garde-fou. Le métal froid l'ancra, l'espace de quelques secondes, dans cet abord de fleuve genevois.
Les mitaines qui couvraient ses paumes lui épargnèrent quelques égratignure quand elle agrippa la rambarde en se laissant glisser. Elle n'arrivait pas à pleurer, pas à inspirer bruyamment. Sa course récente la maintenait encore haletante, mais sa respiration finissait toujours par se stabiliser. C'était si frustrant ce silence, cette discrétion. Toute sa vie, on avait inculqué à Ichika à faire preuve de mesure, d'humilité, de retenue. Même dans l'angoisse, elle s'y tenait.
Oh, qu'elle aurait aimé être une tempête. Tout renverser, l'espace de quelques minutes, pour faire sortir ce tourbillon qui lui ravageait la poitrine. Que le monde découvre, comprenne, ce qui se tramait dans son être.
Ichika ne parvint qu'à gémir entre ses dents crispées, qu'à serrer plus fort les barreaux, qu'à baisser plus bas la tête. Dans l'œil du cyclone, elle n'avait que ses pensées à confronter. Elle aurait voulu que l'emporte la tempête, loin du silence, loin de ce corps raidi par les hormones, loin des intrus qui vociféraient sans cesse.
— Madame ?
Une main gantée glissa sur son épaule, la redressa avec douceur. À travers un voile flou, Ichika dévisagea la cinquantenaire qui s'était baissée près d'elle. Son manteau doublé de fourrure menaçait de traîner sur le trottoir. Quant au petit terrier qu'elle tenait en laisse, il reniflait Ichika avec curiosité.
— Ça va ?
Ichika ne comprit ces quelques mots en français seulement parce qu'elle avait entendu Kass les employer avec Jayden. Le chien s'approcha un peu plus, fourra sa truffe entre les doigts d'Ichika. Ce contact, à la fois tiède et humide, brisa la tempête.
— Désolée, s'entendit dire Ichika d'une voix écorchée, je parle pas français.
— Je peux parler anglais, lui assura l'inconnue en basculant de langue. Vous allez bien ? Vous avez fait un malaise ?
Un malaise. Oui, ça pouvait tenir. Une course en étant inhabituellement essoufflée. Un repas trop frugal le matin-même. D'une voix encore vacillante, elle débita ces quelques explications à la femme. Avec un soupir de compassion, la dame au terrier l'aida à se relever. Ses gants en velours laissèrent une douceur agréable sur les doigts d'Ichika. C'était le genre de chose que pouvait porter Kass.
— Il y a un café juste en face, lui signala l'inconnue en se tournant. Je peux aller leur demander des carrés de sucre.
— Ne vous inqui...
— Bougez pas, je fais vite. (Elle glissa la laisse de son chien entre les doigts encore gourds de la jeune femme.) Elle s'appelle Juliette.
Juliette ? Comme dans la pièce de Shakespeare ? Ichika observa le chien d'un air interdit, toujours un peu sonnée. Le terrier blanc et fauve secoua la queue avec plus d'entrain quand elle remarqua qu'on l'observait en retour.
Ichika n'avait pas d'attrait particulier pour les animaux de compagnie, mais les coups de langue que lui asséna Juliette sur le bout des doigts chassèrent un peu plus les vents au loin.
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KYRA
ParanormalFreyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspec...