Kassandra n'avait pas quitté son chevet. C'était en tout cas l'impression que Frey avait. Les chatouilles de ses boucles contre sa joue se diluaient sous le raz-de-marrée qui lui noyait la poitrine. La souffrance l'empêchait de respirer sinon par à-coups. Quant à l'habituelle odeur de noix de coco qui accompagnait Kass, les relents métalliques du sang l'avaient déjà couverte.
À travers sa vision brouillée, Freyja distinguait des doigts pâles qui pressaient douloureusement sur son buste. D'autres mains vinrent bientôt les rejoindre, plus halées celles-là. Pendant un instant, l'envie de rire nerveusement traversa Frey. Elles avaient beau appuyer de leur mieux, leurs mains n'étaient rien face à l'écoulement mortel. Freyja sentit pourtant une différence. Ce n'était pas tant la douleur supplémentaire de cette deuxième pression sur ses blessures. C'était l'engourdissement progressif de ses muscles, l'impression que son sweat s'imbibait un peu moins de son propre sang.
En lorgnant sa poitrine, Freyja finit par comprendre : les mains halées appartenaient à Ichika. Et sa coéquipière tentait de reproduire ce qu'elle avait fait plus tôt pour son épaule. Petit à petit, le sang coagulait en plaques dures sur ses plaies.
— Tiens bon, grogna la voix d'Ichika près de son visage.
Comme le sang avait commencé à s'accumuler dans sa gorge, Frey ne tenta même pas une réponse. Elle craignait de crachoter plus d'hémoglobine que de paroles distinctes. Elle se contenta de garder le menton baissé, ses yeux oscillant entre les paires de mains qui s'agitaient au niveau de son buste. Ici, des doigts qui dansaient pour durcir les filets sombres qui glissaient sur le tissu imbibé de son sweat. Là, des jointures qui blanchissaient d'effort malgré le rouge qui en tachait l'épiderme.
Cette danse frénétique finit par muer en chaos. Les plaques dures ramollirent, dégoulinèrent entre des doigts tremblant d'impuissance. Une main pâle enserra une main halée. Puis deux mains pâles repoussèrent en douceur les deux mains halées.
Un voile cotonneux enveloppait la tête de Frey. Sa notion du bas et haut en était perturbée, mais aussi sa vision et son audition. De façon lointaine, elle percevait encore les voix de ses amies, l'accent paniqué qui en modulait les intonations. Freyja tenta vaguement d'attirer leur attention en levant le bras, mais sa main ne lui répondit pas.
À vrai dire, sa main s'était glacée. Frey en prenait conscience alors qu'elle projetait sa volonté dans l'extrémité de son membre. Des barres de plomb lui servaient de doigts. Sa paume aimantée au sol pesait trente fois plus lourd. Frustrée, Freyja força sur ses muscles, ce qui ne fit qu'aggraver la souffrance dans sa poitrine.
Le souffle coupé, étranglé, Frey laissa tomber ses épaules. Un filet tiède lui coula sur le menton, chatouilla la peau sensible de son cou quand il glissa sous sa mâchoire. Dans une pensée machinale, elle voulut l'essuyer. Son bras ne se souleva même pas. Par acquit de conscience, la jeune femme remua les chevilles. Dans le brouillard qui lui servait de champ visuel, Freyja ne parvint pas à estimer si le vague mouvement était son fait ou celui de ses amies.
Ichika et Kassandra ne s'étaient toujours pas éloignées. Frey en était aussi agacée que rassurée. Agacée qu'elles assistent à cela, à cette perte de motricité et de conscience. Rassurée qu'elles ne l'aient pas encore abandonnée, son corps affaissé à quelques mètres de Girandeau.
Le plastique dur qui lui rentrait dans le dos disparut. Les mains pâles et halées la saisirent, la basculèrent tendrement au sol. La sensation des graviers contre ses omoplates et ses fesses n'était pas franchement plus agréable, mais au moins le sang ne lui dégoulinait-il plus dans le cou.
Alors que le froid grignotait la chair centimètre par centimètre, les couleurs se diluèrent. Le ciel d'un bleu timide vira à un gris de plomb sans saveur. Les mains de ses amies n'avaient plus de teinte, ce n'étaient que deux amas à l'aspect maladif. Le blond des boucles de Kass comme le noir corbeau de la tignasse d'Ichika prirent des nuances fades.
Au bout de quelques secondes pendant lesquelles Freyja lutta contre le blizzard, Ichika se laissa tomber sur les fesses. Malgré les taches qui lui parsemaient les bras, elle se prit la tête entre les mains. Les paroles que lui souffla Kass se noyèrent sous un cri de rage. Frey cligna des yeux, s'étonna que sa vision ne s'éclaircit pas. Au moins la pression avait-elle cessé sur sa poitrine. En tout cas, il n'y avait plus de douleur. Une légère consolation.
Il n'y avait plus rien, pour être honnête. Freyja inspira encore un peu, papillonna, hoqueta.
Le sang la noyait. La panique monta, lui arracha quelques goulées étranglées, un crachat ensanglanté. Le gris du ciel, la dureté des graviers, la chaleur du sang. Tout s'effaça.
Le cri d'Ichika se tut.
Puis le cœur de Freyja.
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KYRA
ParanormalFreyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspec...