La patience ne figurait pas parmi la liste des qualités d'Ichika.
Après une demi-heure à négocier avec les Goel, à leur exposer la situation et le danger qu'ils encouraient, la jeune femme s'était isolée sur le porche arrière du chalet familial. On les avait accueillis avec des sourires tièdes et des regards aussi glacés que le vent qui sifflait dans la vallée. Pour une rare fois, la riche famille Goel s'était réunie en petit comité: uniquement les membres de leur branche principale. L'interruption de leur séjour alpin, où ils buvaient du chocolat chaud sur les canapés recouverts de plaids en fourrure, le poêle à bois ronronnant dans le salon, n'avait pas été très bien acceptée.
Quand Nicolas et Jayden avaient exhibé leurs papiers et exigé à vérifier chaque pièce du chalet, les messes basses avaient fusé. Ichika ne parlait pas hindi, mais l'expression irritée de Kassandra avait traduit pour elle. L'habitation disposait en effet d'un sous-sol, comme l'avait soupçonné Nicolas, qui leur permettait de recevoir une vingtaine de convives lors de leurs galas de charité.
Accoudée à la rembarre en bois saupoudrée de neige, Ichika se perdait dans la contemplation du flanc de la montagne qui s'élevait au-delà. Si sa main tremblait à l'idée d'être impliquée dans un combat, elle était incapable de s'aventurer dans la bataille qui faisait rage à l'intérieur. Cette partie de négociations, de diplomatie et d'explications, c'était le domaine de Kassandra. Elle avait un peu pitié pour Nicolas et son fils, obligés de la seconder. Leur présence était indispensable : jamais les Goel ne leur auraient ouvert si Ichika et Kass s'étaient présentées seules.
La morsure du froid et de l'attente eut raison d'elle. À peine la porte passée, Ichika fut assaillie par les plaintes irritées des Goel. Après s'être déchaussée, la jeune femme contourna une cloison et s'appuya contre le chambranle. Elle avait une vision panoramique du salon cossu, de la famille indignée et de ses partenaires dépassés. Installée sur un fauteuil rembourré, Kass s'exprimait dans un anglais fluide. Elle aurait pu s'adresser aux Goel en hindi, mais Nicolas et Jayden auraient été aussi perdus qu'Ichika.
Un homme se leva de l'un des canapés disposés en U. Ses cheveux formaient une couronne aussi blanche que le paysage autour d'un crâne fripé par les années. L'air sévère, ses yeux noirs enfoncés dans les orbites, celui qui devait être le patriarche des Goel entonna dans un anglais teinté d'accent :
— Vous manquez de preuves, Corneilles. Sur de simples soupçons, vous...
— Ce sont pas juste des soupçons, l'interrompit Jay en ouvrant les bras.
— Laissez-moi finir, jeune homme. Nous n'avons reçu aucune consigne particulière du Conseil. Mme Agou n'aurait pas manqué de nous informer du danger si elle l'avait estimé fondé.
En fait, on a gardé l'info pour nous, songea Ichika dans son coin.
— Nous avons souhaité ébruité le moins possible notre enquête, avança Nicolas de son habituelle voix impassible. Il y a sûrement des taupes parmi les Corbeaux.
Une expression ombragée plissa le visage du patriarche.
— Kamala a avancé ses pions aussi loin dans le Conseil et sa milice ?
La surprise fit tressaillir Kass. Elle ne devait pas s'attendre à ce qu'il nomme Shiva par son prénom. C'était si personnel, si familier. Était-ce pour appuyer le lien de parenté entre la cheffe de l'UOM et les Goel ? Ou pour faire redescendre de son piédestal cette femme qui faisait trembler les Nobles d'Europe et se rassembler les Sapis d'Asie du Sud-Est ?
— Son propre bras droit était un ancien Corbeau, lui apprit Nicolas.
— Zakka ?
— Lui-même. Bruno Girandeau de son identité civile. Un ancien de la section de surveillance des Mutabilis à haut potentiel. On pense qu'il a repéré Kyra par ce biais.
Le patriarche fit grise mine. Puis eut un geste vague de la main.
— Nous avons appris pour ces meurtres de Nobles européens. Ce que nous ne sommes pas, je vous fais remarquer.
Son épouse, une grande femme sèche à la chevelure grise rassemblée en une épaisse tresse, acquiesça sans ouvrir la bouche. Ses lèvres semblaient scellées l'une à l'autre, incapables de sourire, de rire ou même de discuter. Simplement approuver ou réprouver.
— Il n'est plus question d'Europe ou pas d'Europe, rétorqua Nicolas en se rapprochant de Kass. L'UOM a visé les Nobles européens car il s'agit surtout de Conservateurs qui financent majoritairement le Conseil et les Corbeaux. (L'homme balaya les dix visages tendus qui le toisaient.) Non seulement vous êtes affiliés à ce parti, mais vous vous trouvez dans le périmètre d'action de Shiva. Et j'ai la certitude qu'elle a un grief envers vous.
Les quatre générations de Goel présentes échangèrent des coups d'œil. Le couple aîné se serra la main, leurs deux enfants se raidirent sur les canapés et les fauteuils. Les petits-enfants, un peu plus âgés qu'Ichika, s'agitèrent nerveusement. Quant aux deux bambins, plus jeunes membres de la famille, ils cessèrent de tripoter les franges des épais tapis. Même eux ressentaient l'atmosphère pesante dans le salon.
La matriarche se pencha à l'oreille de son mari, lui susurra quelques paroles frémissantes de colère en hindi. Ichika se tourna vers Kassandra, étudia son expression. Malgré les flammes du poêle qui se réverbéraient sur le nacre de ses joues, elle s'était assombrie.
— Mme Jagan, regretter que votre mari ne soit pas débarrassé d'un nouveau-né est monstrueux, siffla Kassandra en anglais sans attendre qu'ils terminent leur discussion.
— Parce que cette Bâtarde n'est pas monstrueuse ? Ce sont déjà des centaines de morts à son compteur entre l'Asie et l'Europe.
— Parvati... souffla son mari en posant une main par-dessus la sienne. Je sais que je n'aurais jamais dû confier Kamala à l'adoption, nous en avo...
— Si tu n'avais pas fréquenté sa mère dans un premier temps, l'interrompit Parvati Jagan d'une voix proche de la température à l'extérieur, tout ceci ne serait jamais arrivé.
Kass ouvrit la bouche, mais déjà le couple était engagé dans un vive dispute à laquelle Ichika ne comprenait rien. Avec un air dépité, elle se leva du fauteuil, contourna la famille en pleine déchirure et rejoignit sa petite-amie près de la cloison.
— Ils m'épuisent, soupira Kassandra en serrant les mains d'Ichika dans les siennes. J'ai besoin d'une pause. Tu m'accompagnes ?
— Bien sûr, Kassi.
Avec un sourire qui ramena de la chaleur dans la poitrine d'Ichika, Kass l'entraîna dans le couloir.
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KYRA
ParanormalFreyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspec...