19 - Ichika

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S'il n'y avait pas eu cette fichue blessure à la poitrine, Ichika aurait rattrapé Girandeau depuis un moment. La balle encore logée dans sa chair bloquait sa respiration, envoyait des ondes aussi brûlantes que glacées dans son buste. Devant elle, malgré un bras tailladé jusqu'à l'os, Zakka galopait entre les rangées de voitures.

Quand trois de ses munitions s'étaient logées dans la poitrine de Freyja, Ichika s'était promis de l'abattre. C'était sa faute. Pendant que sa coéquipière vidait tripes et boyaux, Ichika avait l'homme sous sa surveillance. Comme Frey avait détruit son arme, elle l'avait cru hors d'état de nuire. Il saignait à plusieurs endroits, il haletait sans être capable de se redresser.

Puis il avait plongé la main dans le petit sac-à-dos qui lui avait glissé de l'épaule et il en avait tiré un pistolet compact. Ichika avait instinctivement employé le japonais pour prévenir Freyja, mais son avertissement était arrivé trop tard, qu'il soit en anglais ou pas. Girandeau avait déjà fait mouche à deux reprises le temps qu'Ichika consolide sa lame de sang.

Son attaque avait déporté le troisième coup de feu puis dévié complètement le quatrième quand elle avait enfoncé sa dague sanguine dans son avant-bras. Ichika avait repoussé au loin le pistolet avant de relâcher ses pouvoirs.

Bousculée par la détresse, elle avait perdu de précieuses secondes à inspecter Freyja. Et encore d'autres le temps de comprendre que, cette fois, elle ne pourrait sûrement rien y faire. Les pas de Girandeau au loin avaient fini par l'inciter à se redresser. Une chape glacée s'était abattue sur ses épaules quand elle avait opéré un demi-tour pour s'élancer à sa suite.

De toutes les missions de capture ou de chasse à l'homme qu'elle avait déjà menées, c'était la première où l'envie de tuer lui brûlait le sang.


Quand Zakka changea brusquement de direction, au risque de rapprocher sa trajectoire de celle d'Ichika, la jeune femme hésita un instant. Déroutée, elle raffermit sa prise sur la dague de sang qu'elle maintenait solide et le suivit. Ichika aurait aimé se munir d'une arme plus longue, plus contondante, mais elle n'avait plus assez de sang à sa disposition. Déjà, elle sentait les effets de l'anémie alourdir ses pas et ralentir son système cardio-respiratoire.

Une masse dorée attira son attention alors qu'elle poursuivait Girandeau sans relâche. Son cœur remonta dans sa gorge, lui coupa un peu plus le souffle. Qu'est-ce que Kass fabriquait ici ? Et pourquoi ne bougeait-elle pas alors que Bruno Girandeau fonçait dans sa direction ?

Traversée par l'idée terrifiante qu'il l'atteigne avant elle, Ichika tira sur ses muscles épuisés, sur ses jambes fébriles. L'adrénaline chassa temporairement la fatigue, éclaircit sa vision. Pendant un instant, elle songea à lancer sa dague pour lui planter le dos. Malgré la frustration, elle se retint. Sa manipulation sanguine nécessitait un contact constant. Dès lors qu'elle aurait jeté sa lame, le sang redeviendrait liquide, se contenterait de se dissiper en gouttes dans l'air.

Quand Zakka se projeta sur le côté, Ichika retrouva un peu d'espoir. Il ne visait pas Kassandra, finalement. La silhouette maigrichonne de l'homme se courba quand il s'effondra à genoux dans les graviers. En dépit des pics de douleur qui la traversaient de la tête aux pieds, Ichika continua de courir. Elle devait l'arrêter, c'était le moment ou jamais.

Puis, de nouveau, elle comprit.

Girandeau avait dévié sa trajectoire au dernier moment car il avait aperçu quelque chose qui lui appartenait. Pour la deuxième fois en quelques minutes, Ichika se maudit, craignit le courroux de ses ancêtres pour son manque d'anticipation. Le pistolet compact qu'elle avait poussé de côté avant la course-poursuite se trouvait encore une fois dans la main de l'ennemi.

Zakka tourna le cou, échangea un regard avec Ichika. Le canon ne pointait nulle part, suspendu par l'hésitation de l'homme. Il visa Ichika, serra les dents. La jeune femme fit de même en retour, prête à encaisser le choc. Elle n'avait plus le choix à présent. Sa promesse pesait sur sa conscience. Alors, coûte que coûte...

— Arrête-toi ! beugla Zakka en détournant rapidement son arme.

Quand le pistolet se retrouva dirigé vers Frey et Kassandra, Ichika se sentit étranglée par une poigne invisible. Elle trébucha, s'érafla la paume sur les gravillons. Rendue fragile par les capacités amoindries d'Ichika, sa lame de sang se fissura.

Alors qu'elle forçait sur ses appuis pour reprendre sa course, l'index de Girandeau sa rapprocha de la détente. À quelques mètres d'eux, Kass poussa un cri en se blottissant contre la silhouette immobile de Freyja.

Ichika venait d'atteindre Zakka quand il tira. Le poids d'Ichika sur son épaule le fit partir en arrière, détourna la balle vers le haut. La munition passa au-dessus de la tête de Kass, s'enfonça dans le barre-brise de la voiture contre laquelle elle s'appuyait.

Un liquide chaud sur ses doigts attira l'attention d'Ichika. Tout en relâchant le souffle qu'elle maintenait bloqué depuis quelques secondes, elle baissa le nez. Sa main gauche reposait sur l'épaule de Zakka, l'autre avait enfoncé sa dague aux bords morcelés dans son cou.

Ichika observa le filet de sang pendant quelques secondes, sans réagir aux vagissements et aux tressaillements incontrôlés de Girandeau. L'homme leva son bras indemne vers sa gorge, tâtonna sa chair déchirée sans comprendre.

Quant à Ichika, la situation finit par la percuter de plein fouet. Son arme se dissipa sous ses doigts déjà tachés de sang quand elle se laissa tomber en arrière. Haletante, elle resta spectatrice de la suite. Du flot vermeil qui s'échappa de la jugulaire, la voie libérée par la disparition de l'arme. Des geignements qui se transformèrent en gargouillis au fur et à mesure que la trachée se remplissait du liquide vital. Des yeux terrifiés qui cherchaient une échappatoire, des doigts tremblants qui pressaient dans l'attente d'un miracle.

Bruno Girandeau tomba sur le dos. Ses jambes s'agitèrent inconsciemment pendant qu'il comprimait la plaie mortelle. Puis ses genoux se figèrent, retombèrent. Son bras blessé ne tarda pas à suivre et, enfin, sa deuxième main.

Ichika contempla sa cible sans oser se relever, parler ou même le quitter des yeux. Son sang bouillonnant s'était glacé, figé. Elle ne ressentait plus la douleur dans sa poitrine ni la terreur de perdre Kass.

Elle ne ressentait que l'écrasante vérité de son acte : elle venait de tuer.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant