16 - Ichika

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Machinalement, Ichika tripotait le bracelet en cuir autour de son poignet. Celui avec l'encoche pour l'aiguille en céramique qui avait coupé sa chair des centaines de fois. Interrompue dans sa réflexion par le petit bourrelet que créait la pointe, Ichika baissa le nez.

Même avec des vêtements amples, les cicatrices grappillaient le moindre centimètre carré de peau. S'accrochaient pore après pore à la falaise que représentaient ses avant-bras. Gagnaient du terrain sur les poignets, le début des paumes, l'intérieur de ses phalanges.

À l'époque de sa vie avec les Juko, ses mains étaient constamment entourées de bandages. Pour sa famille, trancher la chair des doigts était un honneur. Le sang qui s'en écoulait n'était pas plus puissant, pas plus facile à manier, pourtant. Les multiples coupures rendaient la cicatrisation difficile, généraient parfois des nécroses ou des amputations.

Encore une fois, tout était question d'honneur. Des mains bandées, mitraillées de cicatrices, prouvaient la détermination et le sens du sacrifice. Certes, on risquait d'y perdre des phalanges, mais ces coupures permettaient d'avoir directement une arme de sang sous la main. Et elles prouvaient la dévotion envers les aînés et leur chef de famille.

Ichika en avait bien assez de l'honneur. Il ne lui avait apporté ni sécurité affective, ni stabilité émotionnelle, ni confiance en son corps. L'honneur l'avait bourrée des traces physiques et psychiques indélébiles.

Que devenait sa mère ? La pensée incongrue la stoppa dans son geste nerveux. Miwa Juko, qui n'avait pu donner qu'une chétive fille à son mari. Miwa Juko, dont l'existence effacée avait permis à Ichika de fuir le domicile familial, un soir d'automne brumeux. Miwa Juko, qu'on aurait jamais cru capable de trahir sa famille, avait offert à son unique enfant la possibilité de choisir sa propre vie.

Ichika leva les mains à son visage, effleura ses pommettes. Comme on avait souvent relevé la mâchoire volontaire qu'elle tenait de son père, elle savait que le reste de son visage était une ode à sa mère. Mais avec les années qui avaient filé depuis cette fuite, les souvenirs de Miwa s'étaient clairsemés. Délavés. Avait-elle aussi cette bosse sur le nez, au moment où l'arête remontait pour former les narines ?

— Chica ?

Ichika laissa tomber ses mains, leva un regard dépité vers sa petite-amie.

— Désolée. Je pensais à ma famille.

— C'est derrière toi, lui assura Kass en lui prenant les poignets. Ils ne pourront plus jamais te faire du mal.

— Tant qu'ils vivent, ils peuvent me faire du mal.

Sa remarque tira une grimace désemparée à sa copine. Même si Ichika était assurément la plus maussade des deux, elle n'avait pas non plus tendance à sombrer dans les méandres de la rancœur et de l'angoisse.

— Je crois que je ne serais jamais sereine tant qu'ils seront sur cette planète en même temps que moi.

Pour une rare fois, Kass n'eut rien d'autre à lui offrir qu'un silence impuissant. Elle s'était résignée depuis un moment sur le fait qu'elle ne pourrait jamais vraiment comprendre les ressentis d'Ichika à ce propos. Et Ichika ne lui en voulait pas. De surcroît, elle était reconnaissante que sa copine n'essaie pas de la convaincre de changer la teneur de ses émotions.

— Ta famille est ta plus grande menace, finit par murmurer Kassandra d'un air défait.

Comme Ichika se contenait de hocher faiblement la tête, le regard de sa copine s'emplit d'un éclat de compréhension. Avant qu'Ichika ait pu l'interroger sur ce qui venait de lui traverser l'esprit, elle s'interrogea :

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