Ichika débarrassait la table du dîner. Des bouts de brioche au sucre, témoignages du dessert anéanti par la visite surprise, traînaient dans les petites assiettes. En les rassemblant sur son bras, elle esquissa un bref sourire. Les Jordana avaient des colombes même sur leur vaisselle.
L'inconnue avait été installée au salon et le repas coupé net. Kassandra et Alba, qui parlaient l'arabe, s'étaient chargées de l'accueillir. Quant à Damian, il avait fini par se résigner et s'était attelé à la vaisselle. Ichika s'était immédiatement proposée pour l'assister. Elle ne supportait pas l'idée de rester les bras croisés malgré son impuissance immédiate. Sans compter que ses allers-retours entre la cuisine et la salle à manger lui permettaient de jeter des coups d'œil dans le petit salon. Elle s'assurait ainsi que l'invitée se tenait tranquille.
Vint finalement le moment où la table fut débarrassée de la moindre assiette, des derniers couverts et même nettoyée d'un rapide coup d'éponge. Les doigts agités, Ichika glissa l'index sur le dossier des chaises sans oser pénétrer dans le salon de réception. Ayant lui-même terminé la vaisselle, Damian ne tarda pas à la rejoindre. Il avait oublié de reposer le torchon jeté sur son épaule. Malgré cet oubli et ses lunettes couvertes de gouttelettes, il avait perdu l'air jovial qui l'avait habité toute la journée.
— Je suis désolé que ça arrive alors que tu es là, souffla-t-il après quelques secondes de silence. Ce n'est pas rare qu'on reçoive des visites surprises. J'aurais préféré que ça ne soit pas quand ma fille et sa copine viennent nous voir...
— Vous n'y êtes pour rien, le rassura aussitôt Ichika avant d'indiquer le salon. Vous pensez que je peux aller voir ?
Le père de Kass lui adressa un regard surpris avant de s'ébrouer comme si une décharge électrique l'avait atteint.
— Bien sûr ! Suis-moi.
Sans demander son reste, Damian contourna la table à manger et s'enfonça dans le couloir qui menait au petit salon. Ichika lui emboîta le pas en maîtrisant son souffle crispé. La voix d'Alba, ferme quoique posée, guidait celle plus angoissée de l'inconnue.
Dans le petit salon, les deux Jordana s'étaient installées sur une même causeuse. Ichika nota l'air concentré que sa copine partageait avec sa mère avant de se tourner vers la femme. Ses traits défaits la vieillissaient, mais elle devait avoir le début de la quarantaine. Son visage poupon encadré de boucles brunes était strié de larmes.
— Je vous présente Damian, mon mari, énonça Alba en anglais à leur arrivée. Ichika est la petite-amie de Kassandra. Vous pouvez leur faire confiance.
L'inconnue ravala quelques larmes pour se lever et hocher la tête avec reconnaissance. Ichika éprouva aussitôt un mélange d'admiration et de peine pour cette femme qui conservait sa politesse malgré les sillons humides sur ses joues.
— Amel Zahab, se présenta-t-elle avant de se rasseoir sur le fauteuil qui avait accueilli son récit et ses pleurs.
Comme Damian prenait le deuxième fauteuil, Kass fit signe à sa copine de la rejoindre. Elles se serrèrent toutes les trois avec Alba sur la causeuse. Quand Amel reprit la parole, ce fut dans un anglais à l'accent prononcé, mais tout à fait compréhensible :
— Je suis encore désolée d'avoir interrompu votre repas. Avec le décalage horaire, je ne pensais pas que vous seriez encore à table.
— Amel, ne vous excusez pas, intervint Kassandra en se penchant en avant, l'air soucieux. Est-ce que ça vous dérangerait de rappeler à mon père et à Ichika pourquoi vous êtes venue ?
La visiteuse zieuta les concernés avant de hocher la tête. Comme pour se donner du courage, elle avala une gorgée du verre d'eau qu'on avait mis à sa disposition puis entama :
— J'ai pris l'avion depuis Casablanca puis un taxi.
Comme Ichika jetait un œil dubitatif vers sa petite-amie, ne s'attendant à entendre le trajet de l'inconnue, mais le motif de sa visite, Alba précisa :
— Amel, vous nous avez parlé de votre enfant. C'est pour lui que vous êtes là ? Vous m'avez dit qu'il avait disparu. Depuis combien de temps ? Vous pensez qu'il est en Espagne ?
La Marocaine considéra ses interlocuteurs avec un vide dans ses yeux d'un brun presque noir. Elle rassembla nerveusement les plis de sa jupe sous ses doigts avant de murmurer :
— Elle. (Devant l'air interrogateur d'Alba et Ichika, elle ajouta plus fort :) C'est une fille. Ma fille.
Ichika n'avait pas la patience des Jordana. L'attente grignotait déjà sa façade composée, la raideur de son corps. Elle aurait voulu se lever, se planter devant Amel et lui tirer les vers du nez. Qu'importe que son enfant soit une fille ou un garçon, c'était un enfant disparu.
Mais ils avaient besoin de plus d'informations.
— Depuis combien de temps votre fille a disparu ? lança Ichika avant que sa copine ou ses parents puissent s'excuser d'avoir mégenré la fille d'Amel.
Celle-ci tourna le cou dans sa direction, comme pour se rappeler sa présence. Ichika dressa les épaules pour se donner contenance. Elle savait que sa petite taille et sa silhouette svelte ne prenaient pas beaucoup de place.
— Des années. (Comme ses interlocuteurs restaient cois de surprise, elle eut tout le loisir d'ajouter d'un ton hésitant :) Dans quelques semaines, ça fera cinq ans.
Alba se ressaisit la première.
— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps avant d'en parler ?
— J'en ai parlé, rétorqua Alma en reprenant peu à peu contenance. Au Maroc, il y a même eu des annonces dans la presse, à l'époque. La police a enquêté un peu. Ils pensent qu'elle a été enlevée. Et il s'est passé cinq ans sans que j'aie de nouvelles.
Damian avait pâli, sa peau presque du même gris que le torchon sur son épaule. Il observa machinalement sa fille, se détendit puis retourna à la contemplation des verres d'eau sur la table. Kassandra n'avait pas remarqué, mais Ichika se sentit touchée. Voilà un parent qui avait un amour sincère et inconditionnel ancré dans les tripes.
— Vous avez contacté le Bureau de Casablanca, j'imagine ? Les Mutabilis marocains n'ont pas pu vous aider ?
Les questions d'Alba crispèrent brusquement le visage d'Amel. Celle-ci respira difficilement le temps de quelques battements de cœur avant d'avouer :
— Non, je n'ai jamais contacté le Bureau des Mutabilis. Parce que l'annonce aurait sûrement remonté aux oreilles des Corbeaux. Voire du Conseil.
— Quel est le problème ? s'étonna Damian en retirant ses lunettes pour les essuyer.
— Ils l'auraient tuée. (Nouvelle onde de choc chez Ichika et les Jordana.) Ou emprisonnée. Ils l'auraient privée de sa liberté. D'une façon ou d'une autre.
Cette fois-ci, Ichika réagit en premier et d'un ton brutal :
— Pourquoi ils l'auraient tuée ? Les Corbeaux sont là pour nous protéger.
— Justement. Ma fille... ma petite Nour... Ils n'auraient jamais accepté son existence. Ses pouvoirs.
— Vous êtes simplement capable de durcir votre peau, non ? Pourquoi Nour aurait-elle été un danger ?
Amel tira plus fort sur les pans de sa jupe, ce qui découvrit ses chevilles. Ses doigts étaient devenus blancs. Comme son visage.
— Nour est une Tri-Pourvue.
Alba écarquilla les yeux, Damian retint un hoquet de surprise. Quant à Kassandra et Ichika, elles eurent la même réaction : se tourner brusquement l'une vers l'autre.
Trajectoire de pensées. La compréhension qui se mit à briller dans les iris noisette de Kass confirma les doutes d'Ichika. Elle eut l'impression que ses tripes se retournaient.
— Tri-Pourvue ? insista Kassandra en se penchant de nouveau, les traits frémissant d'attente à peine retenue. Votre fille est capable de détecter les Mutabilis et de générer des nuages électriques ?
— O-Oui, bredouilla Amel d'un air effaré. Comment... comment savez-vous ?
— Votre fille n'a pas disparu, Mme Zahab, souffla Kassandra d'un ton mortifié. Elle est aux mains de l'UOM. Ils ont en fait leur assassin.
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KYRA
خارق للطبيعةFreyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspec...