24 - Ichika

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Ce n'étaient plus que Jayden, elle et le faible crépitement du poêle à granules. Kass s'était endormie la première, blottie sous un plaid près d'Ichika. Minuit était passé depuis presque une heure quand Nico s'était assoupi. Il avait lutté un moment avant de céder au sommeil. Ni Jay ni Ichika n'avaient cherché à les réveiller. Leur nuit précédente n'avait pas été longue, ils tombaient tous de fatigue. Et Jayden comme elle n'étaient pas contre l'idée que les deux autres soient prêts à prendre le relai s'ils sombraient à leur tour.

Cette veillée la plongeait dans un malaise indescriptible. D'une certaine façon, cela aurait pu être agréable. La douce chaleur émise par le poêle, la respiration paisible de Kass près d'elle, le contact rassurant du collier de jade autour de son cou, le silence qui régnait autour du chalet. Ichika devrait être en train de profiter de ce calme avant la tempête. Mais elle ne pouvait s'empêcher de se dire que l'orage était déjà sur eux. Que, d'une façon ou d'une autre, ils ne s'en rendaient même pas compte.

Nerveuse, elle jetait des œillades fréquentes à Jayden, installé sur le fauteuil près de l'arche qui donnait accès au séjour depuis le hall d'entrée. Les jambes repliées contre lui, le jeune homme contemplait les flammes sans un mot, son bonnet enfoncé sur les oreilles. Ses traits à lui aussi s'étaient crispés malgré l'ambiance cosy.

— Dis, lança Ichika à voix basse pour ne pas réveiller les autres. Maintenant que les Goel dorment... On ne peut plus être influencés par leur capacité ?

— Pas sûr, soupira Jayden en reposant ses jambes au sol. Leurs phéromones restent peut-être plusieurs heures dans l'air. Pourquoi ?

— Parce que j'ai l'impression que... J'ai envie de fuir, Jayden. Très loin.

Il lui jeta un regard grave, plissa les lèvres en un rictus.

— C'est peut-être juste le stress.

Ichika haussa les épaules. C'était un tourbillon incompréhensible en elle. Son cœur balbutiait encore avec béatitude en songeant au collier de jade et à sa promesse avec Kass. Mais même un cœur bouffi de bonheur ne pouvait contrer les signaux envoyés par son cerveau. Son rythme cardiaque avait augmenté sans qu'elle le réalise vraiment. Ses paumes suaient et les muscles de ses jambes s'étaient raidi. Une part d'elle l'incitait à quitter ce chalet immédiatement. De s'engouffrer dans le 4x4 et de ne plus se retourner.

À bout de nerfs, Ichika extirpa son aiguille de céramique de son bracelet de cuir. Elle se piqua le bout du doigt, attendit qu'une goutte vermille gonfle sur sa peau. Puis la fit durcir d'une pensée. La gêne de sentir ce bout de sang coagulé lui permit de soulager les pensées obsessionnelles de son cerveau. Elle le gratta, le laissa couler le long de sa phalange, le redirigea vers la plaie minuscule puis le rigidifia de nouveau. Tout cela en boucle. Une échappée au cycle de stress émotionnel que son cerveau balançait dans tout son système nerveux.


Quatre heures du matin approchaient quand un membre de la famille Goel descendit les escaliers. Kassandra et Nicolas dormaient toujours. Ichika soupçonnait Jayden d'avoir fermé les yeux un peu trop longtemps et d'avoir sombré à son tour. Épuisée, la jeune femme relâcha son contrôle sur la dizaine de gouttes de sang qui constellaient ses mains à présent. Pourvu que ça ne soit pas Parvati. Ichika n'avait pas assez de sommeil et de patience dans le corps pour n'échanger ne serait-ce qu'un regard avec la matriarche.

Une femme passa dans le couloir. Ichika la suivit des yeux en essayant de la restituer. Elle n'était pas physionomiste comme Kass. Surtout que la fille - ou la petite-fille ? - des Goel n'avait pas daigné regarder dans le salon. Elle devait imaginer les Corneilles et leurs accompagnatrices endormies.

Ichika soupira, zieuta son aiguille de céramique à l'embout rougi. La Goel farfouillait dans la cuisine. Elle comprenait l'envie pressante d'avaler une collation nocturne. Surtout si la famille Noble ne s'était alimentée que de chocolats chauds et de soupe épicée toute la journée.

La femme repassa dans le couloir, s'arrêta. Ichika leva le nez, mais le conduit du poêle central lui masquait le visage de la Goel. Elle aperçut tout de même une une tresse grisonnante avant qu'elle ne s'éloigne. Parvati elle-même ? Ichika éprouva une vague reconnaissance. Elle aurait parié que la femme interrompe la veillée pour les admonester.

À nouveau des craquements dans les escaliers. Quelques bruits à l'étage puis le silence. Ichika rejeta le plaid dont elle s'était couverte pour contrer le froid grandissant de la nuit. L'inactivité finirait pas avoir raison d'elle. Si elle ne voulait pas s'endormir, il fallait qu'elle occupe un peu plus son corps.

Elle se dirigea vers les toilettes, se lava les mains puis dénicha des mouchoirs qu'elle utilisa en pansements de fortune. Nicolas devait en avoir dans le 4x4. Encore devait-elle trouver le courage de sortir dans le noir et le froid. En retournant dans le séjour, Ichika fronça le nez. Une odeur d'œuf pourri avait envahi la pièce. Elle zieuta d'un air perplexe les trois endormis ; l'un d'eux avait-il mal digéré la soupe ?

De nouveau craquements dans le bois en provenance de l'étage. Ichika dressa le nez, toussa comme les relents persistaient. L'estomac compressé par l'écœurement et l'appréhension, Ichika se rendit dans la cuisine. Elle balaya la pièce avec la lumière de son téléphone portable. Le réfrigérateur bourdonnait d'un air diffus, la hotte émettait une petite lueur de LED.

Et la gazinière était ouverte. Ichika se plaqua une main contre le visage, se jeta vers les boutons pour fermer l'arrivée du gaz. Le cœur furieux, Ichika tourna sur elle-même, vérifia qu'il n'y avait rien qui puisse déclencher une étincelle. Puis fonça vers les escaliers.

Maintenant qu'elle y pensait, les bruits émis par les marches à l'arrivée de la femme et à son départ étaient différents. Si elle était bien partie en direction de l'étage après son passage à la cuisine, Ichika était presque certaine qu'elle était arrivée par ceux du sous-sol.

Bien qu'elle soit menue, Ichika pesa de tout son poids dans les escaliers. Elle comptait sur les grincements du bois pour surprendre l'inconnue et pour réveiller ses compagnons. La jeune femme n'avait pas le temps de faire les deux.

Dans le couloir de l'étage, la lumière de la lune tombait en une flaque grisâtre sur un tapis persan. Ichika entailla profondément son avant-bras alors qu'une femme à la tresse grise sortait de l'une des chambres. Vêtue d'une doudoune et de boots, elle tenait un long couteau à la main. Ce n'était pas Parvati, ni sa fille. C'était elle.

Shiva. Kamala Jagan, Kamala Goel.

La femme qui avait mené l'UOM aussi loin. Et qui avait été prête à tout sacrifier pour cet instant, pour cette vendetta, pour l'assurance d'emmener ses démons personnels avec elle dans une prochaine vie.

Ichika durcit le sang qui s'était mis à dégouliner le long de son bras. Shiva bondit, brièvement baignée par la lueur spectrale de la lune, puis lui tomba dessus. Leurs lames, métal contre hémoglobine, produisirent un son à crisper les os.

Il y eut une brève passe d'armes. Puis une évidence : Shiva était une guerrière, une soldate, une femme qui avait mené des rebelles, des révolutionnaires et fait chavirer leur monde. En quelques gestes adroits, elle brisa la lame sanguine d'Ichika puis lui enserra le poignet.

Quelque chose hurla en elle. Une terreur si intense, si profonde, qu'elle crut avoir sombré dans les cauchemars de son passé. Quand les Juko la toisaient de haut, souriaient dans l'ombre de sa déchéance avec la malice des oni et que leurs murmures la tailladaient jusqu'à l'âme.

Du sang sur ses mains. La jugulaire palpitante de Zakka. Le dernier souffle de Freyja. L'effroi dans le regard de Kyra. Un cri de Kass, inaudible.

Deux yeux noirs plantés dans les siens. Miroirs de la lune, miroirs sans tain, miroirs d'onyx inflexible. Mille vies dans ces yeux. Mille morts.

Ichika sombra.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant